Comme l'écrit Frédéric London, « la substitution du terme "gouvernance" à celui de "gouvernement" est bien là pour dire le projet général de la dégouvernementalisation du monde, c'est-à-dire de sa dépolitisation ». Contre les partisans du « cosmopolitisme », qui croient à la possibilité d'une constitution politique de l'humanité tout entière ─ et contre ceux qui s'imaginent que le politique peut surgir de l'économique ─, il faut en effet rappeler que toute tentative d'unification mondiale fait immanquablement sortir du politique, puisque celui-ci implique une pluralité d'acteurs (il en faut au moins deux).
Parler de « citoyenneté mondiale » n’a donc aucun sens, puisqu’on ne peut être citoyen que d’une entité politique et que le monde n’en est pas une. De même n’y a-t-il de démocratie possible qu’à l’intérieur de frontières territoriales déterminées, car c’est seulement dans un tel cadre qu’il est possible de distinguer entre les citoyens et les non-citoyens. C’est à l’intérieur de frontières reconnues que les hommes peuvent exercer leur liberté de s’autodéterminer et les peuples faire usage de leur souveraineté. C’est seulement à l’intérieur de frontières que des valeurs communes peuvent s’imposer, des règles sociales de solidarité être mises en place et la confiance s’instaurer. La suppression des frontières territoriales et politiques, au contraire, fait naître des angoisses et des peurs comparables à celles qui étaient autrefois éprouvées hors des territoires nationaux. En faisant disparaître tous les repères, elle est en outre fondamentalement polémogène, car elle crée une situation favorable à la montée d’une violence qu’aucune autorité ne peut plus enrayer. Transférer les décisions à une échelle où les citoyens se retrouvent nécessairement impuissants parce que la démocratie ne peut plus s’y exercer est le moyen qu’a trouvé la Forme-Capital pour s’émanciper de tout contrôle politique.
La volonté du capitalisme de supprimer toutes les « rigidités » qui font obstacle à la mise en œuvre de sa logique profonde comporte en fait un volet « géographique » (la création d’un marché mondial, c’est-à-dire d’un espace de valorisation homogène) et un volet sociétal (la soumission de toutes les activités humaines au principe de la marchandise). Ces deux volets sont liés dans la mesure où la désagrégation sociale et l’arasement des esprits qui en résulte sont nécessaires au contrôle des peuples.
Sur le plan sociétal, la mondialisation se caractérise par sa puissance dissociative. On peut à cet égard la considérer comme un phénomène postmoderne. Comme l’a écrit Ralf Dahrendorf, la compétitivité globale va de pair avec la désintégration sociale. La « malléabilité » et la « flexibilité » s’étendent aux valeurs morales elles-mêmes, qui ne cessent d’évoluer pour s’adapter au gré des flux et des reflux des modes et des besoins. Se généralise ainsi la société « liquide » évoquée par Zygmunt Bauman, faite de flux et de réseaux, de formes changeantes, de formations superficielles, de nébuleuses en constante mutation, que certains auteurs préfèrent décrire comme un monde « gazeux » (avec ses différentes phases d’évaporation, de liquéfaction ou de cristallisation). Les identités deviennent incertaines et flottantes. Zaki Laïdi observe assez justement que « la mondialisation reproduit étrangement le mécanisme freudien de la foule prise dans le mouvement de la contagion-panique. Contagion dans la mesure où la mondialisation développe la conformité et l’uniformisation. Panique puisque chacun se sent seul face à des logiques qui le dépassent ». La mondialisation généralise le type de la vie sociale hors-sol, de l’homme en apesanteur. C’est donc bien une mutation anthropologique totale.
Plus spécifiquement, la mondialisation est d’abord et avant tout une marchandisation du monde, où le fétichisme de la marchandise et le primat de la valeur d’échange entraînent une réification généralisée des rapports sociaux. Culturalisation de la marchandise et marchandisation de la culture vont de pair : « La culture du business triomphe partout » (Gilles Lipovetsky). Comme il s’agit de capter l’énergie des consommateurs, c’est aussi un phénomène libidinal, qu’on a pu résumer par la formule de « macdonaldisation de la société ». Comme le dit Zygmunt Bauman, « de manière croissante, nous déléguons notre liberté de choisir à la sphère marchande, désapprenant ainsi l’usage de toutes les formes de liberté qui ne soient pas la liberté d’acheter ». « Plus la valeur des actions boursières supplante les autres valeurs, observe de son côté Alain Caillé, et plus les exigences minimales d’honnêteté ou de simple respect de la loi, de loyauté, de fidélité et de confiance entre associés et partenaires deviennent irréalistes […] L’essentiel réside dans le fait que la mondialisation du mégacapitalisme s’opère par et à travers une délégitimation en profondeur et dévastatrice de tous les ordres politiques et culturels hérités et qu’elle ne propose en échange des légitimations anciennes détruites aucune perspective concrète, aucun idéal plausible de remplacement ». « Ainsi se confirme le pronostic de Georg Simmel d’après lequel la culture moderne dominée par le rôle de l’argent conduit à la conjonction de deux états sociaux, l’interdépendance et l’indifférence. En devenant le référent universel, l’argent a, d’un côté, libéré l’agir économique de toutes les contraintes, mais de l’autre, il a fait perdre le sens de toute sociabilité à des agents de plus en plus dépersonnalisés ».
« La société politique libérale tente d’aspirer chacun vers l’abstraction du sujet de droit, écrit Hervé Juvin, elle le déshabille de tout ce qui fait de lui un être de chair et de sang, un passé, des origines, des liens, une terre et une histoire, pour le rendre fluide, liquide, mobile, indéfiniment. En ce sens, la culture-monde est bien une négation de la condition humaine ». Partout, comme sous l’effet d’un rouleau compresseur, la fabrique du Même est en effet à l’œuvre. Uniformisation, éradication des différences et des valeurs partagées, laminage des cultures, déstructuration des peuples. « Sur tous les continents, résume Gilles Lipovetsky, le capitalisme impose sa loi à la vie économique, les techniques de production et de communication sont identiques, les mégalopoles et les architectures se ressemblent, le style d’habillement international se propage ; du Nord au Sud dominent l’ordre techno-marchand, les valeurs consuméristes, l’individualisation des modes d’existence qui sont les constituants de fond de l’Occident moderne ». Cette négation de l’altérité n’est en dernière analyse qu’une forme de négation du principe de réalité. « L’universel abstrait moderne, rappelle Michel Freitag, reconnaissait encore le particulier en le surplombant, alors que le fonctionnement global systémique postmoderne absorbe en lui tout particulier ». La mondialisation fait du déracinement un idéal et une norme.
Alain de Benoist ─ Le traité transatlantique et autres menaces
Chapitre 3 : La mondialisation
La mondialisation comme idéologie
Édition Pierre-Guillaume de Roux, 2015, p. 82-85.