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Julius Evola : Parenthèse sur les drogues

julius-evola.jpgOn peut comprendre que cette voie conduise au-delà de la musique et de la danse, vers un domaine bien plus vaste et problématique, qui embrasse beaucoup d'autres moyens, de plus en plus largement employés par les nouvelles générations. Quand la beat generation nord-américaine à laquelle nous avons déjà fait allusion et qui a de nombreux équivalents sur notre continent, utilise tout ensemble l'alcool, l'orgasme sexuel et les stupéfiants comme autant d'ingrédients essentiels à sa conception de la vie, elle associe de façon commun ─ celui que nous venons d'indiquer ─ et qui par ailleurs, quoique séparément et dans un contexte moins extrémiste, sont largement répandues à notre époque, avec le régime des succédanés et des compensations qui est propre à cette dernière.

Il ne convient pas de s'attarder trop longtemps, ici, à l'étude de cette question. En dehors de ce que nous dirons au chapitre suivant sur le sexe, nous nous limiterons, pour préciser l'allusion que nous venons de faire à des « réponses actives », à quelques considérations sur les moyens qui, parmi tous ceux qu'on utilise dans certains secteurs du monde contemporain, ont le plus manifestement pour but une évasion ou une compensation extatique, à savoir les drogues et les stupéfiants.

[Leur diffusion croissante dans la jeunesse d'aujourd'hui est un phénomène bien connu et très significatif. C'est pourquoi la croisade contre les stupéfiants, après l'échec du prohibitionnisme, est devenue le mot d'ordre des législateurs du monde bourgeois ; c'est là un bien curieux résultat du régime de liberté qui, à ce qu'on prétend, règne dans ce monde, au sein de la démocratie. En admettant même - comme il faut bien l'admettre, en règle générale - que l'usage des stupéfiants mène beaucoup de ceux s'y adonnent au détraquement, on ne comprend pas de quel droit la société s'y oppose, les effets nocifs sur les tiers ─ les seuls dont le législateur devrait s'occuper ─ n'entrant ici en ligne de compte que dans une très faible mesure.]

Avec les stupéfiants, c'est en partie la situation de la musique syncopée, déjà décrite, qui se répète. Des moyens utilisés à l'origine comme adjuvants pour l'obtention d'ouvertures sur le suprasensible, lors d'initiations ou d'expériences similaires, ont été transposés sur le plan profane et « physique ». De même que les danses modernes à musique syncopée dérivent des danses nègres extatiques, de même une grande partie des stupéfiants utilisés aujourd'hui et élaborés de façon variées en pharmacopée, correspond à des drogues que les populations primitives employaient fréquemment dans un but « sacré », conformément à d'antiques traditions. Ceci, du reste, s'applique déjà au tabac pour préparer les néophytes qui devraient se retirer un certain temps de la vie profane afin d'avoir des « signes » et des visions. Dans une certaine mesure, on peut dire la même chose de l'alcool ; on connaît la tradition des « breuvages sacrés » et l'utilisation de l'alcool dans les cultures dionysiaques et d'autres cultes similaires ; l'ancien taoïsme n'interdisait pas du tout les breuvages alcoolisés,  qu'il considérait même comme des « extraits de vie » prodiguant une ivresse susceptible de conduire, comme celle de la danse, à une sorte d'« état de grâce magique » recherché par les « hommes réels ». Les extraits du coca, la mescaline, le peyotl et d'autres stupéfiants faisaient et font encore souvent partie du rituel de sociétés secrètes d'Amériques centrale ou du sud.

On n'a plus aujourd'hui d'idées claires et justes sur tout cela, car on n'attache pas assez d'importance au fait que les effets de ces substances sont très différents selon la constitution, la capacité particulière de réaction et ─ dans les cas ci-dessus mentionnés où l'on s'en sert pour un usage non profane ─ de la préparation spirituelle et de l'intention de celui qui en use. On a bien parlé d'une « équation toxique », différente pour chaque individu (Lewin), mais on n'a pas donné à cette notion toute l’extension nécessaire, en partie du fait des limites du champ d'observation dont on dispose, car la situation existentielle bloquée de la très grande majorité de nos contemporains restreint très notablement le rayon d'action que peuvent avoir les drogues.

[En fait d'« équation personnelle », ceux qui, par souci d'hygiène sociale, combattent les stupéfiants avec zèle, y voyant une cause de ruine morale pour les individus intoxiqués, devraient se souvenir de ce qu'ont généralement reconnu les pathologistes et les neurologues, à savoir que dans la très grande majorité des cas graves, l'usage de la drogue est moins la cause que le symptôme d'une profonde altération, d'un état de crise, d'une névrose ou de quelque chose de semblable chez le sujet. En d'autres termes, c'est une situation psychique ou existentielle négative, « couverte » ou patente, préexistante, qui pousse à l'usage des drogues comme à une éphémère solution. Ainsi s'explique l'inefficacité, dans ce genre de cas, de thérapies de désintoxication simplistes, c'est-à-dire extérieures, qui négligent le fait psychique primaire ; ainsi s'explique aussi le caractère primitif des législations répressives plus ou moins draconiennes. Privé de la drogue, le malade n'en a pas pour autant résolu son problème ; il recourra à d'autres moyens pour aboutir plus ou moins au même résultat, ou il s'effondrera. D'autre part, si la loi devait interdire tout ce qui joue le rôle de « stupéfiant », au sens le général du terme, à l'homme et à la femme modernes, et qui sert aussi, bien que de façon moins brutale, à obtenir une évasion présentée comme une « distraction » ou quelque chose de semblable (on peut, à ce propos, se reporter à tout ce que nous avons déjà dit au premier chapitre), il faudrait supprimer une grande partie de ce qui compose l'existence moderne et alimente une industrie particulièrement développée et agressive.]

Pour revenir à ce que nous disions, ce sont donc l'« équation personnelle » et la zone spécifique sur laquelle vont agir les drogues et les stupéfiants (on peut y comprendre aussi l'alcool) qui conduisent l'individu à une aliénation, à une ouverture passive à des états qui lui donnent l'illusion d'une liberté supérieure, d'une ivresse et d'une intensité inconnue des sensations, mais qui ont en réalité un caractère dissolvant et en aucune manière ne le « portent outre ». Pour obtenir de semblables expériences un résultat différent, il faudrait disposer d'un degré exceptionnel d'activité spirituelle, et avoir une attitude contraire à celle de l'homme qui les recherches et en a besoin pour échapper à des tensions, à des traumatismes, à des névroses, au sentiment du vide et de l'absurde.

Nous avons parlé de la technique de la polymétrie rythmique d'Afrique : on y arrête de façon répétée une force, en une stase destinée à libérer une force d'un autre ordre. Dans l'extatisme inférieur des primitifs, ceci ouvre la voie à la possession exercée par des puissances obscures. Nous disions que, dans notre cas, cette force autre devrait être produite par la réponse de l'« être » (du Soi) au stimulant. La situation crée par l'action des drogues et même de l'alcool est identique. Mais une réaction de ce genre ne se produit presque jamais ; l'action de la substance est trop forte, brusque, imprévue et extérieure pour ne pas être simplement subie et, donc, pour que le processus engage l'« être ». C'est comme si un courant puissant s'introduisait en fait dans la conscience et qu'ainsi la personne puisse seulement se rendre compte du changement d'état produit, sans demander son consentement : et dans le nouvel état on est submergé, on est « agi » par lui. C'est ainsi que l'effet véritable, même s'il reste inaperçu, est une défaillance, une lésion du Soi, malgré l'impression que l'on peut avoir d'une vie exhaussée, de béatitude et de voluptés transcendantes.

Pour que le processus suive un autre cours, il faudrait ─ pour s'exprimer de façon imagé et très schématique ─ qu'au moment où l'action des drogues libère une certaine énergie X d'une façon extérieure, un acte du Soi, de l'« être », introduisit dans le courant une énergie double, lui appartenant en propre, X + X, et la maintînt jusqu'à la fin. D'une façon analogue, la vague, même inattendue, qui le frappe, sert au nageur habile à prendre un élan qui lui permet de la dépasser. alors, il n'y aurait pas de fléchissement, le négatif serait transformé en positif, on ne jouerait pas un rôle de succube par rapport au moyen, l'expérience serait dans une certaine mesure « déconditionnalisée » et l'on n'aboutirait pas à une dissolution extatique, dénuée de toute véritable ouverture au-delà de l'individu et ne s'alimentant que de sensations ; il serait au contraire possible, dans certains cas, d'arriver à ces contacts avec une dimension supérieure du réel, auxquels correspondait, comme nous l'avons dit, l'ancien usage, non profane, des drogues. L'action nocive de celles-ci serait alors largement éliminée.

[Ces aperçus paraîtront probablement singuliers au lecteur ordinaire qui ne peut se référer à aucune expérience personnelle pour pressentir ce dont il s'agit. Mais, encore une fois, c'est le développement même du sujet qui nous a imposé cette brève digression. En effet, ce n'est qu'en tenant compte de ces possibilités, pour inhabituelles qu'elles soient, que l'on arrive à préciser comme il convient les antithèses nécessaires, à reconnaître le point où se trouvent neutralisées certaines « valences » positives que pourraient présenter, dans le monde actuel, les processus de dissolution et l'évocation de l'élémentaire : les vraies solutions ne s'offrent toutefois qu'à un type d'homme différencié, selon les modalités que nous avons indiqué ici de façon tout à fait générale. Pour le reste, dans le domaine que nous sommes occupés en dernier lieu, comme entre parenthèse, mis à part ─ il s'agit de phénomènes qui se ne sont intéressants qu'en fonction de ce qui s'y trouve atteint par des processus généraux, cependant que leurs « valences » positives restent, en majeur partie, complètement couvertes.]

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Julius Evola ─ Chevaucher le tigre, 1961
Chapitre VI : Le domaine de l'art, de la musique « physique » aux stupéfiants
24. Parenthèse sur les drogues
Édition Guy Trédaniel, 1982, p. 206-211.

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