« C’est à ça qu’on mesure la puissance : savoir jusqu’à quel point on est capable de vivre dans un monde où il n’y a plus ni sens, ni vérité, ni but, ni loi, ni justice, ni causalité – et vouloir encore ce monde. » – Julius Evola
L’homme différencié doit relever le défi de sa propre survie dans un monde qui le nie constamment. Il est en guerre, et ne peut capituler ni déserter qu’au prix d’une mutilation totale de sa liberté intérieure et de tout ce que représente, malgré elle parfois, sa personnalité. Autrement dit, l’homme différencié, qu’il le veuille ou non, qu’il le sache ou non, est engagé dans une lutte à mort contre les tendances omniprésentes du nivellement mortifère et de la subversion totalitaire.
Mais les interférences sont nombreuses : le monde moderne relève d’une dynamique de la dispersion et de la liquéfaction.
Ses flots poisseux ont submergé digues et sémaphores, et plus rien à l’horizon ne semble susceptible de fournir le point de référence nécessaire pour affirmer et maintenir un cap. La tentation est donc grande de s’accommoder, de se laisser noyer, de sombrer avec tout le reste et, finalement, de s’oublier. Or, parce qu’il est le dernier à témoigner en ce monde d’une conception supérieure de l’existence, l’homme différencié porte une responsabilité historique à laquelle il ne saurait se dérober sans trahir sa dignité.
Quelles contre-mesures peut-il adopter ? Quelle orientation individuelle peut-il faire sienne pour échapper à la tentation du sabordage et se tenir à distance de la viscosité ambiante ?
L’essentiel réside dans la formation et la consolidation d’une attitude intérieure de détachement systématique.
Ce monde n’a absolument aucune importance, et puisque nous y sommes sans en être, nous nous tiendrons intérieurement à distance de ses méandres et des ferments de sa décomposition : sur le plan professionnel, politique, personnel ou affectif, nous refuserons toujours de céder aux contingences de la vie moderne, de subir sa violence réifiante et ses limitations collectivistes, de donner le moindre crédit à ses illusions ni à ceux qui les portent.
Quoi qu’il advienne et quoi qu’il en coûte, nous ne céderons pas aux facilités du conformisme quotidien, et n’admettrons jamais d’ébrécher notre intégrité ni de cautionner les abjections de la mentalité contemporaine, de la « tolérance » au « progressisme », en passant par la « démocratie », le « féminisme » ou « l’antiracisme », autant de déviations infernales et démagogiques symptomatiques d’une intoxication idéologique sans précédent, et qu’il importe de rejeter en bloc en conservant intacte, d’abord en nous-même, la radicalité de notre doctrine révolutionnaire.
Cette attitude d’ascèse intérieure relève alors d’un réflexe élémentaire de conservation identitaire et de décontamination idéologique destiné en quelques sortes à préserver l’homme différencié des profanations quotidiennes du totalitarisme libéral. « Fais en sorte que ce sur quoi tu n’as pas prise ne puisse avoir de prise sur toi » : telle est la formule qui résume le plus adéquatement cette ligne de conduite essentiellement psychologique et individuelle dont les répercussions sur l’ensemble des aspects de l’existence sont, in fine, considérables.
Une attitude qui, évidemment, nécessite des dispositions préalables – innées ou acquises – et ne concerne nécessairement qu’une minorité qui se reconnaitra.
C’est d’ailleurs en des termes similaires qu’Evola invitait les « hommes debout parmi les ruines » à « chevaucher le tigre », ce qui signifie « que si l’on réussit à chevaucher un tigre, on l’empêche de se jeter sur vous et, qu’en outre, si l’on ne descend pas, si l’on maintient la prise, il se peut que l’on ait, à la fin, raison de lui. Rappelons pour ceux que ça intéresse, qu’un thème analogue se retrouve dans certaines écoles de sagesse traditionnelles, comme celle du zen japonais (les diverses situations de l’homme et du taureau) et que l’antiquité classique elle-même développe un thème parallèle (les épreuves de Mithra qui se laisse trainer par le taureau furieux sans lâcher prise, jusqu’à ce que l’animal s’arrête : alors Mithra le tue).»
Autrement dit, il s’agit de surfer l’Âge de Fer, c’est-à-dire d’avancer plus vite que la vague pour ne point s’y laisser engloutir. Ainsi, non seulement nous ne nous y noierons pas, mais nous retournerons son énergie contre elle-même, à la manière du surfeur qui capte puis utilise l’énergie de la déferlante pour mieux y échapper et, dans le même temps, changer son état intérieur.
Ce dernier aspect est fondamental et renvoie directement à la démarche alchimique et initiatique par laquelle l’homme différencié peut, s’il réussit à opérer cette transmutation, changer le poison en remède et affirmer sa puissance en puisant, en captant et en retournant à son avantage une part de l’énergie ténébreuse du totalitarisme contemporain et de son déploiement exponentiel.
Car en effet, il ne s’agit ni de subir ce monde, ni de l’envisager sous l’angle de la fatalité, mais bien au contraire d’en saisir le caractère ordalique, c’est-à-dire celui d’une mise à l’épreuve des vocations héroïques, qui devront traverser et endurer l’adversité pour transcender leur condition et dévoiler ainsi leur nature véritable.
L’affranchissement du continent européen de la tutelle libérale et cosmopolite passe nécessairement par l’émergence et l’affirmation d’une aristocratie nouvelle, d’une élite authentique, directement issue du peuple où surnagent et fermentent, nous le savons, des vocations déclassées qui, tôt ou tard, trouvent le chemin de leur délivrance dans la dissidence, et dont nous croyons fermement qu’elle ne se forgera que dans le combat radical contre ces forces d’assombrissement du monde, du nihilisme et de la désintégration libérale, forces obscures qui sévissent partout et d’abord en nous-même, forces souterraines qu’il convient de dompter, de domestiquer, et de réorienter dans le sens d’une profonde révolution conservatrice qui portera un coup d’arrêt à la marche triomphante de la subversion moderne.
Vincent Vauclin ─ Minuit (2016)
Chapitre II : Surfer l'âge de fer
Éditions The book edition, p.27-34.