Pour la patrie, les notions d'enracinement, de milieu vital, suffisent à cet effet. Elles n'ont pas besoin d'être établies par des preuves, car depuis quelques années elles sont vérifiées expérimentalement. Comme il y a des milieux de culture pour certains animaux microscopiques, des terrains indispensables pour certaines plantes, de même il y a une certaine partie de l'âme en chacun et certaines manières de penser et d'agir circulant des uns aux autres qui ne peuvent exister que dans le milieu national et disparaissent quand un pays est détruit [...].
Aujourd'hui, tous les Français savent ce qui leur a manqué dès que la France a sombré. Ils le savent comme il savent ce qui manque quand on ne mange pas. Ils savent qu'une partie de leur âme colle tellement à la France que lorsque la France leur est ôtée elle y reste collée, comme la peau à un objet brûlant, et est ainsi arrachée. Il existe donc une chose à laquelle est collée une partie de l'âme de chaque Français, la même pour tous, unique, réelle quoique impalpable, et réelle à la manière des chosent qu'on peut toucher. Dès lors, ce qui menacent la France de destruction – et dans certaines circonstances une invasion est une menace de destruction – équivaut à la menace d'une mutilation physique de tous les Français, et de leurs enfants et petits-enfants, et de leurs descendants à perte de vue. Car il y a des populations qui ne se sont jamais guéries d'avoir été une fois conquises [...].
Cela suffit pour que l'obligation envers la patrie s'impose comme une évidence. Elle coexiste avec d'autres ; elle ne contraint pas à donner tout toujours ; elle contraint à donner tout quelquefois. De même un mineur dois quelquefois donner tout, lorsqu'il y a accident dans la mine et des camarades en péril de mort. Cela est admis, reconnu. L'obligation envers la patrie est tout aussi évidente, dès lors que la patrie est éprouvée concrètement comme une réalité. Elle l'est aujourd'hui. La réalité de la France est devenue sensible à tous les Français par l'absence [...].
En définissant la patrie comme un certain milieu vital, on évite les contradictions et les mensonges qui rongent le patriotisme. Il est un certain milieu vital ; mais il y en a d'autres. Il a été produit par un enchevêtrement de causes où se sont mélangés le bien et le mal, le juste et l'injuste, et de ce fait il n'est pas le meilleur possible. Il s'est peut-être constitué aux dépens d'une autre combinaison plus riche en effluves vitaux, et au cas où il en serait ainsi les regrets seraient légitimes ; mais les événements passés sont accomplis ; ce milieu existe, et tel qu'il est doit être préservé comme un trésor à cause du bien qu'il contient [...].
Si la patrie est considérée comme un milieu vital, elle n'a besoin d'être soustraite aux influences extérieures que dans la mesure nécessaire pour le demeurer, et non pas absolument. L'État cesse d'être de droit divin le maître absolu des territoires dont il a la charge ; une autorité raisonnable et limitée sur ces territoires, émanant d'organismes internationaux et ayant pour objet des problèmes essentiels dont les données sont internationales, cesserait d'apparaître comme un crime de lèse-majesté. Il pourrait aussi s'établir des milieux pour la circulation des pensées, plus vastes que la France et l'englobant, ou liant certains territoires français à des territoires non français. Ne serait-il pas naturel, par exemple, que dans un certain domaine la Bretagne, la Pays de Galles, la Cornouaille, l'Irlande, se sentent des parties d'un même milieu ? [...].
Mais de nouveau, plus on est attaché à ces milieux non nationaux, plus on veut conserver la liberté nationale, car de telles relations par-dessus les frontières n'ont pas lieu pour les populations asservies. C'est ainsi que les échanges de culture entre pays méditerranéens ont été incomparablement plus intenses et plus vivants avant qu'après la conquête romaine, alors que tous ces pays, réduits au malheureux état de provinces, sont tombés dans une morne uniformité. Il n'y a échange que si chacun conserve son génie propre, et cela n'est pas possible sans liberté [...].
D'une manière générale, si l'on reconnait l'existence d'un grand nombre de milieux porteurs de vie, la patrie ne constituant que l'un d'entre eux, néanmoins, quand elle est en danger de disparaître, toutes les obligations impliquées par la fidélité à tous ces milieux s'unissent dans l'obligation unique de secourir la patrie. Car les membres d'une population asservie à un État étranger sont privés de tous ces milieux à la fois, et non pas seulement du milieu national. Ainsi quand une nation se trouve à ce degré de péril, l'obligation militaire devient l'expression unique de toutes les fidélités d'ici-bas. Cela est vrai pour objecteurs de conscience, si l'on prend la peine de leur trouver un équivalent à l'acte de guerre [...].
Le devoir le plus évident de l'État, c'est de veiller efficacement en tout temps à la sécurité du territoire national. La sécurité ne signifie pas l'absence de danger, car dans ce monde le danger est toujours là, mais une chance raisonnable de se tirer d'affaire en cas de crise. Mais ce n'est là que le devoir le plus élémentaire de l'État. S'il ne fait que cela, il ne fait rien, car s'il ne fait que cela il ne peut pas même y réussir [...].
Aujourd'hui, en même temps que les Français ont retrouvé le sentiment que la France est une réalité, ils sont devenus bien plus conscients que jadis des différences locales. La séparation de la France en morceaux, la censure de la correspondance qui enferme les échanges de pensée dans un petit territoire, y est pour quelque chose, et, chose paradoxale, le brassage forcé de population y a aussi beaucoup contribué. On a aujourd'hui d'une manière beaucoup plus continuelle et plus aiguë qu’auparavant le sentiment qu'ont est Breton, Lorrain, Provençal, Parisien. Il y a dans ce sentiment une nuance d'hostilité qu'il faut essayé d'effacer ; d'ailleurs il est urgent aussi d'effacer la xénophobie. Mais ce sentiment en lui-même ne doit pas être découragé, au contraire. Il serait désastreux de le déclarer contraire au patriotisme. Dans la détresse, le désarroi, la solitude, le déracinement où se trouvent les Français, toutes les fidélités, tous les attachements sont à conserver comme des trésors trop rare et infiniment précieux, à arroser comme des plantes malades.
Simone Weil ─ L'enracinement, 1940