Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Luc-Olivier D'algange : « Moralistes et moralisateurs »

1948614848.jpg     Rien n’incline davantage à la passion que les questions morales. Ce glissement du principe vers la passion n’est pas sans dangers : tous les fanatismes naissent de cette conviction ardente en la justesse universelle de nos principes. Il semblerait que nous devenions dévastateurs et cruels à mesure que nous nous persuadons de l’excellence de nos bons sentiments et du bon droit que des bons sentiments nous confèrent à juger du Bien et du Mal. Le mal que nous infligeons à autrui est d’autant plus terrible qu’il s’inflige au nom du Bien. Il y a dans la morale des moralisateurs, dans la « moraline », pour reprendre le mot de Nietzsche, un élan à la fois vil et prédateur que la volonté de puissance la plus soutenue n’atteint que rarement.

La déchéance de la morale, loin d’être ce « déclin de la moralité » que déplorent les prudes et les tartuffes, loin de se caractériser par un étiolement des questions morales, par une sorte de quiétisme de l’amoralité, ou par un laxisme plus ou moins « décadent », semble au contraire s’exprimer désormais par une hybris de la morale, une démesure du Bien qui confère à ceux qui en sont possédés un extraordinaire sentiment de puissance.

Gagnée par l’ivresse de cette hybris puritaine qui s’étend à des domaines politiques, esthétiques ou métaphysique où elle n’a que faire, cette morale débordante, cette griserie narcissique du Bien abstrait, envahit et subjugue les consciences et les entendements humains au point de les aveugler sur le beau et sur le vrai qui, par essence, ne sont jamais acquis mais toujours à conquérir et appartiennent tout autant aux réalités sensibles, au frémissement de l’immanence, qu’aux réalités intelligibles.

       Il n’est pas un débat littéraire, artistique, politique ou scientifique qui ne soit d’emblée tenu sous le joug d’un jugement moral d’autant plus arbitraire qu’il se fonde sur le refus symétrique des faits et des raisonnements. Ce qui s’oppose au moralisateur, ce n’est point l’immoralité (qui, par la mode de la « transgression » subventionnée, est devenue elle-même moralisatrice) mais bien la morale des Moralistes dont la tradition, pour être devenue plus ou moins clandestine, perdure jusqu’à nous. Cioran dans l’ensemble de son œuvre, Montherlant dans ses « solstices » et dans ses « cahiers », Philippe Muray, avec ses « exorcismes spirituels », qui tiennent à la fois de Pascal et de Voltaire, et plus en amont, le génial Joseph Joubert, contemporain et ami de Chateaubriand, furent les héritiers et les continuateurs, parfois même plus profonds que leurs maîtres, de La Rochefoucauld, de Fénelon, de Saint-Cyran, de Madame de Sablé, de La Bruyère ou d’Etienne-François de Vernage.

En ces temps qu’il faut bien qualifier d’obscurantistes, en ces temps aveuglés et déprimés, pontifiants et moroses, relire les Moralistes est une façon de se désembourber l’âme, de lui donner, avec le surcroît de la lucidité, cette allégresse, cette joie printanière qui ne s’en laisse pas conter, ces vertus discrètes mais persistantes qui élaguent, allègent et disposent heureusement au combat contre le nihilisme, autrement dit au combat contre la mauvaise-foi. Car tel fut bien le souci majeur des Moralistes : cheminer droit en évitant le mensonge et cette mauvaise foi qui veut élever au rang de vertu sacrée et universelle les données simples de notre amour-propre individuel ou de notre vanité collective.

Ce qui distingue les Moralistes des moralisateurs est à la fois d’une grande évidence et d’une infinie subtilité. Le Moraliste pense avec et selon ses semblables, à l’intérieur d’une société, par l’affinement du goût et de l’intelligence, par le perfectionnement d’une politesse qui n’est pas seulement la crainte de la susceptibilité d’autrui. La morale, pour lui, n’est pas détachée des mœurs, des coutumes, des habitudes, elle s’exerce à l’intérieur d’un faisceau de conditions, d’influences et de savoirs tout en laissant à l’individu le pouvoir de juger par lui-même. On pourrait dire que le Moraliste est un individu libre qui ne croit pas outre mesure en la réalité de l’individu, alors que le moralisateur est un grégaire qui croit absolument en l’individu, ─ d’où l’individualisme de masse dont sa morale est l’illustration. Le moralisateur ne peut penser qu’en accord préalable avec son groupe : il ne pense pas ce qu’il pense, il pense ce qu’il faut penser, en obéissant à l’argument d’autorité des spécialistes. Un journal comme Le Monde exerça ces dernières années avec diligence, puis avec maladresse, cet office particulier de substituer à la pensée tâtonnante du moralisateur un discours en apparence étayé. Le moralisateur cherche le réconfort, le « développement personnel », l’approbation générale alors que le Moraliste cherche le combat, et d’abord le combat avec lui-même, fût-ce au détriment de ses propres valeurs ou certitudes.

Le Moraliste fait profession de courage et d’esprit critique contre le « bien » lui-même. Sa suspicion ne disperse point les forces mais les décante et les rassemble en une énergie nouvelle, plus claire, plus affûtée, mieux résolue à se déprendre des trop promptes auto-satisfactions. Souvent excellent écrivain, le Moraliste n’est pas moins sourcilleux à l’égard de sa propre bonté qu’à l’endroit de son style. Il ne lui suffit pas d’être lui-même, il veut être au mieux, par estime pour ceux qu’il fréquente. S’il ne veut point être dupe des « bons sentiments », ce n’est point pour s’abandonner à un relativisme où tout vaudrait n’importe quoi mais pour ressaisir la fine pointe de l’intelligence lorsque celle-ci se confond avec une certaine idée de l’équité et de la justesse.

Savoir, avec La Rochefoucauld, que «  le nom de la vertu sert à l’intérêt aussi utilement que le vice », c’est aussi ne pas oublier « qu’il n’appartient qu’aux grands hommes d’avoir de grands défauts ». Les Moralistes interrogent ainsi leur propre morale à l’épreuve de leur commerce avec leurs égaux : « Notre repentir n’est pas tant un regret du mal que nous avons fait qu’une crainte de celui qui nous en peut arriver ». Toute la logique d’Humain, trop humain, et du Voyageur et son ombre de Nietzsche s’ensuit, ainsi que La généalogie de la morale : «  Nous avouons nos défauts pour réparer par notre sincérité le tort qu’ils nous font dans l’esprit des autres. » A la différence de la morale du moralisateur, la morale du Moraliste est une morale expérimentale, une morale vérifiée ; elle ne dissipe point l’exigence du bien, mais la précise en l’éloignant : être bon n’est point si facile que l’on croit. «  Quand les vices nous quittent, nous nous flattons de la créance que c’est nous qui les quittons ». Ce qui, sans doute, eût fait horreur aux Moralistes du dix-septième siècle, si par quelque paradoxe temporel ils eussent être confrontés à nos modernes moralisateurs, c’est précisément cette indécente et perpétuelle flatterie que le moralisateur s’adresse à lui-même et dont il se gonfle pour imposer aux autres ses propres abandons, son propre dédain pour les êtres et les choses que désirent des natures plus fortes et moins lasses. « L’homme qui se méprise se prise encore de se mépriser » écrivait Nietzsche. Moraliste, Sade le fut aussi à sa façon, en cette phrase admirablement resserrée : «  Le passé m’encourage, le présent me galvanise, je crains peu l’avenir ». Véritable devise et cri de guerre contre le nihilisme moderne qui déprécie le passé, s’ennuie dans le présent et se laisse terroriser par l’avenir.

luc-olivier d'algange,morale,bien,mal,déclin

Luc-Olivier d'Algange (Mai 2016)

Commentaires

  • Merci... Fabuleuse analyse.
    Sujet central de la politique qui s'est emparée des questions sociétales pour que le vice et la vertu se battent comme des chiffonniers. Michéa est fort en la matière.. il est comme un chef d'orchestre qui dénonce un monde décadent, accentue bien le trait, fait monter le son des moralisateurs tout en refourguant ses prêchi-prêcha de son "collectivisme" ravageur au troupeau...
    On en arrive ainsi à cette société où la majorité se trompe d'ennemi...

  • Bonjour c'est une recherche utile qui établit la nécessaire frontière pour différencier le moralisateur du Moraliste. Notre époque que d'aucuns qualifient de "décadente" est riche en enseignements et je la qualifierai pour ma part de FECONDE.
    En quoi ? En éléments révélateurs qui illustrent bien le propos de Luc Olivier d'Algange. La société est composée d'hommes et de femmes qui entretiennent des relations et rapports d'ordre familial, social, sociétal et économiques. De ce socle peuvent éclore des aspirations diverses qui illustrent une pyramide de Maslow permettent de garnir le cadre. Cette distinction me fait écrire que le moralisateur est le plus diffusé par les médias.
    Le choix est économiquement fait pour faire le buzz car cela rapporte davantage aux groupes et conortiums qui accumulent du capital sur l'effet d'annonce. Peut on parler du Moraliste à une heure de grande écoute ? Rien ne s'oppose à un tel choix, sauf une orientation politique qui fait largement défaut à ce joir.
    La "décadence" ne concernerait plus guère que la sphère politique ? Nul ne peut affirmer cela tant le poids de l'économique pèse sur ces mêmes politiques, ne les rend ON pas responsables du chômage ? Mais qui peut encore croire que les politiques ont une action positive sur le retour à l'emploi ?
    Comme moi vous réalisez que de cercle en cercle il est bien difficile de trouver un discours moraliste suffisamment relayé pour couvrir le brouhaha des moralisateurs de tous bords. Tant à gauche ou un tribun portant le Verbe avec un certain panache ne peut à lui seul fédérer une gauche exsangue et confuse
    A dtoite il semblerait qu'un consensus prend forme, néanmoins l'adhésion n'est pas au rdv.
    Alors si décadence il y a quelles sont ses sources ? L'argent-roi ? Tous y avons recours
    Le complotisme obscurantiste ? Face à cette Apocalypse salvatrice que nous traversons n'y pensons pas ...Oui nous savons enfants et cherchants de la Tradition et les autres qui eux aussi cherchent en ne se réclamant d'aucune chapelle, côterie, obédience ou culte qu'en nous cette source de "décadence" existe.
    Qu'il nous appartient d'aller "au-delà" de cette zone de confort, ou le Silence, la Prière et les recherches ont pu nous conduire et pour certains révéler. Établis sur nos bases ou édifiés ce que nous avons bâti doit il être pour tous ? Pour nous seuls ? Moralisateurs nous avons éprouvé ces émotions et pulsions que les Moralistes visitent, interrogent et balisent.
    Les plus beaux édifices prennent l'affront du temps qui passe et ce qui est devient un jour ce qui fût tout comme nous.
    La Morale épouse le Temps
    Les moralisateurs dansent avec l'air du temps
    Et les financiers font feu de tout bois sans rien perdre des deux facettes, pendant que ceux qui sont les représentants du peuple font leur travail de sédation de la critique préparant ainsi l'avènement du buzz et l'ignorance pour information.

Les commentaires sont fermés.