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Collin Cleary : « Comment invoquer les dieux »

Arrêtons-nous et examinons à quels moments ─ à quelles occasions nous avons le sentiment de la réalité de ce qui est autre. Les meilleurs exemples sont quand les choses tombent en panne ou trompent nos attentes d'une façon ou d'une autre. C'est ainsi que Heidegger approche la question. Nous montons dans notre voiture pour commencer une journée chargée, faire des affaires et faire les courses ─ et nous découvrons qu'elle ne démarre pas. Mon expérience de telles situations est qu'il y a d'abord un sentiment de quasi « irréalité ». Nous avons envie de dire (et nous disons souvent) : « Je ne peux pas y croire ». Et soudain l'être de cette concaténation de métal et de plastique nous confronte à toute sa facticité frustrante. Une situation encore pire survient quand le corps tombe malade, quand soudain il ne fonctionne pas comme nous l'attendons. Le corps nous semble alors être un simple autre. Ces deux situations, et toutes les autres comme elles, sont des occasions où une chose qui a été prise comme allant de soi semble soudain s'affirmer toute seule. Ce qui avait été regardé comme un simple instrument, comme une extension de la volonté humaine, devient un être en soi. Le résultat est de la frustration, de l'étonnement, de la fureur, et quelque chose comme du respect.


Mais, en terme religieux, ce que nous voulons ce n'est pas d'être intimidé par ceci ou cela, mais plutôt de finir par trouver le monde lui-même respectable dans son étrangeté. Faut-il que le monde « tombe en panne », comme une voiture, pour que nous connaissions cela ? Bien sûr, la réponse est qu'il ne le peut pas. Ce qui arrive très souvent c'est que nous tombons en panne et que le monde nous apparaît comme quelque chose qui pourrait être perdu pour nous à jamais. J'ai à l'esprit des situations où les êtres  humains ont un contact avec la mort ou la folie, ou se retrouvent face à leur propre mortalité ou fragilité. Et j'ai souvent pensé que certains hommes prennent délibérément des risques ─ précipitent délibérément un contact avec la mort ─ simplement pour pouvoir ressentir un sentiment renouvelé de respect ou d'émerveillement face à l'existence. De tels hommes développent très souvent un « sentiment » non seulement de la bizarre étrangeté du monde, mais aussi une intuition « mystique » de quelque chose comme la divine providence agissant derrière la scène.

Heureusement, nous n'avons pas besoin de sauter d'un avion ou de gravir une montagne pour parvenir à l'ouverture du genre qui m'intéresse. Il nous suffit de poser une seule question et d'y réfléchir : pourquoi donc y a-t-il des êtres, plutôt que rien ? Ici encore, j'emprunte à Heidegger, mais pour aller dans une direction que Heidegger n'a pas vraiment explorée.

En Inde, il y a un exercice de méditation très simple souvent accompli par les chercheurs de sagesse. Il consiste à prendre n'importe quel objet si banal soit-il ─ ce peut être un caillou, ou un mégot de cigarette ─, à le placer sur le sol, et à tracer un cercle autour de lui dans la poussière. L'effet est de prendre un objet qui normalement est considéré comme allant de soi, qui figure dans la vie comme un simple instrument ou comme quelque chose d'à peine remarqué, et de nous rendre conscients de son être. Disons que c'est un mégot de cigarette. Quand nous traçons un cercle autour, il devient un objet de méditation approprié. Ce sur quoi nous méditions, ce n'est pas sa grossière nature de mégot de cigarette, mais le fait de son être ─ le fait même qu'il existe. C'est une manière de s'habituer à la merveille de l'être.

Poser la question pourquoi donc y a-t-il des êtres, plutôt que rien ?, c'est tracer un cercle autour ce qui est, tel quel. C'est une manière par laquelle, en un clin d’œil, le monde entier dans lequel nous nous trouvons peut devenir un objet de méditation ─ et de respect et d'émerveillement.

Quand nous rencontrons l'être-en-soi comme un miracle, il est naturel (et inévitable) que nous nous demandions d'où il vient. La version infantile de cette question est : « Qui l'a fait ? ». La version plus sophistiquée ne s'interroge pas sur l'existence physique de l'univers considéré comme une totalité, mais sur la source de l'abondance qui se présente à nous dans l'univers. Nous nous émerveillons de l'inépuisable richesse de l'univers, de l'infinie multiplicité des types de choses, et des variations de ces types, et de l'infinie complexité de chaque chose, si banale soit-elle. Nous nous émerveillons du continuel réapprovisionnement des êtres ─ le continuel défilé des types donnant naissance à d'autres semblables à eux, et de la faculté des êtres à se régénérer et à se guérir eux-mêmes. Il est naturel de s'émerveiller de la source de tout ceci. C'est la « source de l'être » que cette question fondamentale, pourquoi donc y a-t-il des êtres, plutôt que rien ?, rend thématique.

Pensez un moment à l'origine d'une source. Où se termine la source et où l'origine commence-t-elle (ou vice-versa) ? A son origine, la source disparaît dans le sol. L'origine est-elle le trou dans le sol ? Assurément non. L'origine est-elle une quantité d'eau distincte de la source ? A nouveau, sûrement pas. La source et son origine se mêlent. L'origine du courant est invisible. Mais nous comprenons que la source s'écoule à partir de cette origine invisible. C'est exactement ainsi que les Grecs concevaient la physis, comme surgissant continuellement d'une origine ultime ─ arché, en grec. Cette compréhension est le sens des symboles anciens tels que la corne ou le chaudron d'abondance, et le Saint Graal. L'arché est le fondement infondé de toute l'abondance.

Le problème fondamental avec les êtres humains est qu'en fait ils veulent êtres eux-mêmes l'arché, la source de toutes choses. Toutes nos tentatives pour comprendre une chose quelconque impliquent de saisir comment l'être de la chose découle de certains principes que nous avons découverts. Nos tentatives pour comprendre sont des tentatives de comprendre du-dessous. Nous nous efforçons en effet de supprimer les bases d'un objet et d'en devenir le fondement en finissant par voir comment l'être de l'objet découle de nos idées. Quand le scientifique, par exemple, comprend les phénomènes, il souligne que les phénomènes découlent des principes qu'il instaure. Mais quand nous tournons nos esprits vers l'arché ultime ─ dont nous venons nous-mêmes ─, en dépit de toutes nos affirmations d'avoir conquis la nature, l'être se manifeste comme une donnée mystérieuse et miraculeuse. L'arché est le fond sur lequel la figure de l'être-en-soi se manifeste.

Cependant, comme l'indique l'exemple du cercle autour du mégot de cigarette, on peut trouver une merveille dans un être unique, aussi bien que dans l'être-en-soi. Et quand nous nous tournons, avec cette attitude d'émerveillement, vers les phénomènes individuels dans l'existence, une autre question fondamentale surgit. Nous pourrions nous demander à propos d'une chose quelconque, pourquoi cette chose particulière doit-elle être, et être de la manière qu'elle est ? Prenons le phénomène du sexe. Quand l'esprit tente de penser au sexe d'une manière dépassionnée, cela fini par ressembler à une activité plutôt absurde et grotesque. Pourquoi cela devrait-il être aussi fascinant ? Pourquoi cela devrait-il absorber autant de notre temps et être si important pour nous ? Et pourtant ça l'est. Et plus on tente d'y penser de cette manière, plus on craint de finir par tout gâcher ! Le résultat est que, intimidés par la pure et inexplicable réalité du sexe, nous continuons à nous en émerveiller et à le rechercher comme avant. En fait, c'est peut-être bien le seul domaine, dans la vie de beaucoup de gens, dans lequel le miracle arrive encore.

Mais tout le reste peut être approché avec cette attitude d'émerveillement. Un bel animal est aussi un objet d'émerveillement. Pourquoi cette chose particulière doit-elle être, et être de la manière qu'elle est ? Le fait du vent et de la pluie, du soleil et des étoiles, tout cela peut susciter l'émerveillement, et susciter ce questionnement. Et il n'y a pas besoin que ce soit une entité physique ou perceptible : ce peut être le fait de la naissance, ou de la mort, ou des cycles naturels, etc.

Maintenant, quand nous posons cette question, il peut sembler que nous demandons une sorte d'explication officielle et scientifique, mais ce n'est pas le cas. Aucun cours sur la sélection naturelle ne pourra supprimer mon émerveillement devant l'être de mon chat ─ mon émerveillement qu'une telle chose soit, et soit de la manière qu'elle est. Je n'ai aucune querelle avec l'explication scientifique. Mais l'explication scientifique ne peut pas supprimer cet émerveillement ultime et métaphysique devant la pure existence des choses. Je suis parfaitement prêt à accepter l'explication des scientifiques sur la manière dont les chats sont apparus ─ mais je regarde quand même mon chat et je me dis : « N'est-ce pas incroyable de vivre dans un monde où des choses aussi merveilleuses existent ? ».

Ma thèse est celle-ci : notre émerveillement devant l'être de choses particulières est l'intuition d'un dieu, ou d'un être divin.

Suis-je en train de dire que quand je regarde mon chat et que je connais ce sentiment d'émerveillement j'ai l'intuition que mon chat est un dieu ? Oui et non. L'émerveillement que je connais vient de ce que des choses comme cela puissent simplement exister. Je peux tout aussi bien avoir cette expérience en contemplant le soleil, le vent, la pluie, l'océan, les montagnes, etc. Mon émerveillement devant l'être de ces choses est précisément une expérience de leur divinité. Ainsi, il y a des dieux du soleil, du vent, de la pluie, de l'océan, des montagnes, et aussi des chats (les Égyptiens comprenaient très bien cela). En vérité, toutes les choses rayonnent de divinité ; toutes les choses sont Dieu. Et il n'y a pas de contradiction entre cette affirmation et l'affirmation qu'il y a des dieux. Ce sont simplement deux manières différentes de regarder la même chose. Dans la mesure où la divinité des chats rayonne à travers mon chat, il est le dieu des chats.

Il y a un autre aspect dans cette expérience. Quand nous rencontrons les choses dans leur être, et que nous nous émerveillons que de telles choses puissent exister, notre perception du temps et de l'espace change. Quand une chose est regardée avec émerveillement, au sens que j'ai décrit, nous savons simultanément que son être s'étend au-delà du présent temporel. L'objet est donc devant nous, dans le présent, mais simultanément nous avons l'intuition d'un aspect d'éternité dans la chose. Quand je m'émerveille que des choses comme mon chat puissent simplement exister, ce dont je m'émerveille est en un sens le « fait de l'existence des chats » dans le monde. Comme Alan Watts l'a probablement dit, nous nous émerveillons devant le fait qu'il y ait production de chats, de chiens, de gens, de fleurs et de fruits dans ce monde. C'est l'aspect de la divinité qui rayonne à travers la chose, regardée d'une certaine manière.

Nous pourrions penser aux dieux comme à des « régions » de l'être. Il y a autant de dieux qu'il y a de région de l'être. Notre conscience des régions de l'être ne vient pas par l'analyse philosophique ou la construction de systèmes spéculatifs. Elle vient par l'expérience et l'intuition. Il y a autant de régions qu'il y a d'expériences d'émerveillement devant le fait que « des choses comme X » puissent exister. Et il y a des régions à l'intérieur des régions. C'est ainsi qu'avec un suprême bon sens les Indiens laissaient les choses dans le vague concernant le nombre de leurs dieux. Les textes hindous diffèrent. Certains disent qu'il y a 330 000 000 dieux. Un nombre aussi énorme n'est pas destiné à être un chiffre exact. Il est destiné à suggérer, en fait, l'infinité des dieux, une infinité fondée sur le fait qu'il y a d'infinies expériences possibles d'émerveillement devant les choses. Exactement de la même façon, les anciens auteurs chinois parlent des « dix mille choses », pas pour donner un chiffre précis, mais pour suggérer l'incompréhensible immensité de l'existence.

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Collin Cleary ─ L'appel aux dieux (2011)
Première partie : Néo-paganisme
Chapitre II : La phénoménologie de la présence divine
2. Comment invoquer les dieux
Éditions du Lore, 2016, p. 48-53.

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