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Charles Péguy : « La puissance de l'argent »

1492933323.jpg Je l'ai dit depuis longtemps. Il y a le monde moderne. Ce monde moderne a fait à l'humanité des conditions telles, si entièrement et si absolument nouvelles, que tout ce que nous savons sur l'Histoire, tout ce que nous avons appris des humanités précédentes ne peut aucunement nous servir, ne peut nous faire avancer dans la connaissance du monde où nous vivons. Il n'y a pas de précédents. Pour la première fois dans l’'histoire du monde, les puissances spirituelles ont été toutes ensemble refoulées non point par les puissances matérielles mais par une seule puissance matérielle qui est la puissance de l’'argent. Et pour être juste, il faut même dire : Pour la première fois dans l’'histoire du monde, toutes les puissances spirituelles ensemble et du même mouvement ont été refoulées par une seule puissance matérielle qui est la puissance de l’'argent. Pour la première fois dans l’'histoire du monde toutes les puissances spirituelles ensemble et toutes les autres puissances matérielles ensemble et d’'un même mouvement ont reculé sur la face de la terre. Et comme une immense ligne elles ont reculé sur toute la ligne. Et pour la première fois dans l'’histoire du monde l'’argent est maître sans limitation ni mesure. Pour la première fois dans l’'histoire du monde l’'argent est seul en face de l’'esprit. Pour la première fois dans l'histoire du monde, l'argent est seul devant Dieu.


Il a ramassé en lui tout ce qu'il y avait de vénéneux dans le temporel, et à présent c'est fait. Par on ne sait quelle effrayante aventure, par on ne sait quelle aberration du mécanisme, par un décalage, par un dérèglement, par un monstrueux affolement de la mécanique, ce qui ne devait servir qu'à l'échange a complètement envahi la valeur à échanger.

Il ne faut donc pas dire seulement que, dans le monde moderne, l'échelle des valeurs a éé bouleversée. Il faut dire qu'elle a été anéantie, puisque l'appareil de mesure et d'échange et d'évaluation a envahi toute la valeur qu'il devait servir à mesurer, échanger, évaluer. L'instrument est devenu la matière, et l'objet, et le monde.

C'est un cataclysme aussi nouveau, c'est un évènement aussi monstrueux, c'est un phénomène aussi frauduleux que si le calendrier se mettait à être l'année elle-même, l'année réelle (et c'est bien un peu ce qui arrive dans l'Histoire) ; et si l'horloge se mettait à être le temps, et si le mètre avec ses centimètres se mettait à être le monde mesuré ; et si le nombre avec son arithmétique se mettait à être le monde compté.

De là est venue cette immense prostitution du monde moderne. Elle ne vient pas de la luxure. Elle n'en est pas digne. Elle vient de l'argent. Elle vient de cette universelle interchangeabilité. Et notamment de cette avarice et de cette vénalité qui étaient deux cas particuliers de cette universelle interchangeabilité.

Le monde moderne n'est pas universellement prostitutionnel par luxure. Il en est bien incapable. Il est universellement prostitutionnel parce qu'il est universellement interchangeable. Il ne s'est pas procuré de la bassesse et de la turpitude avec son argent. Mais parce qu'il avait tout réduit en argent, il s'est trouvé que tout était bassesse et turpitude.

Je parlerai un langage grossier. Pour la première fois dans l'histoire du monde, l'argent est le maître du curé comme il est le maître du philosophe. Il est le maître du pasteur comme il est le maître du rabbin. Il est le maître du poète comme il est le maître du statuaire et du peintre.

Le monde moderne a créé une situation nouvelle, nova ab integro. L'argent est le maître de l'homme d'État comme il est le maître de l'homme d'affaires. Et il est le maître du magistrat comme il est le maître du simple citoyen. Et il est le maître de l'État comme il est le maître de l'école. Et il est le maître du public comme il est le maître du privé.

Et il est le maître de la justice plus profondément qu'il n'était le maître de l'iniquité. Et il est le maître de la vertu plus profondément qu'il n'était le maître du vice.

Et il est le maître de la morale plus profondément qu'il n'était le maître des immoralités.

Le croira-t-on, nous avons été nourris dans un peuple gai. Dans ce temps-là un chantier était un lieu de la terre où des hommes étaient heureux. Aujourd'’hui un chantier est un lieu de la terre où des hommes récriminent, s’'en veulent, se battent ; se tuent.

De mon temps tout le monde chantait. (Excepté moi, mais j'’étais déjà indigne d’'être de ce temps-là). Dans la plupart des corps de métiers on chantait. Aujourd’'hui on renâcle. Dans ce temps-là on ne gagnait pour ainsi dire rien. Les salaires étaient d'’une bassesse dont on n'’a pas idée. Et pourtant tout le monde bouffait. Il y avait dans les plus humbles maisons une sorte d'’aisance dont on a perdu le souvenir. Au fond on ne comptait pas. Et on n’'avait pas à compter. Et on pouvait élever des enfants. Et on en élevait. Il n'’y avait pas cette espèce d’'affreuse strangulation économique qui à présent d’'année en année nous donne un tour de plus. On ne gagnait rien ; on ne dépensait rien ; et tout le monde vivait.

Il n’'y avait pas cet étranglement économique d’'aujourd’'hui, cette strangulation scientifique, froide, rectangulaire, régulière, propre, nette, sans une bavure, implacable, sage, commune, constante, commode comme une vertu, où il n’'y a rien à dire, et où celui qui est étranglé a si évidemment tort.

On ne saura jamais jusqu'’où allait la décence et la justesse d'’âme de ce peuple ; une telle finesse, une telle culture profonde ne se retrouvera plus. Ni une telle finesse et précaution de parler. Ces gens-là eussent rougi de notre meilleur ton d'’aujourd’'hui, qui est le ton bourgeois. Et aujourd’'hui tout le monde est bourgeois.

Nous croira-t-on, et ceci revient encore au même, nous avons connu des ouvriers qui avaient envie de travailler. On ne pensait qu'’à travailler. Nous avons connu des ouvriers qui le matin ne pensaient qu'’à travailler. Ils se levaient le matin, et à quelle heure, et ils chantaient à l'’idée qu'’ils partaient travailler. A onze heures ils chantaient en allant à la soupe. En somme c'est toujours du Hugo ; et c’'est toujours à Hugo qu'’il en faut revenir : Ils allaient, ils chantaient. Travailler était leur joie même, et la racine profonde de leur être. Et la raison de leur être. Il y avait un honneur incroyable du travail, le plus beau de tous les honneurs, le plus chrétien, le seul peut-être qui se tienne debout. C’'est par exemple pour cela que je dis qu'’un libre penseur de ce temps-là était plus chrétien qu’'un dévot de nos jours. Parce qu’'un dévot de nos jours est forcément un bourgeois. Et aujourd’'hui tout le monde est bourgeois.

Nous avons connu un honneur du travail exactement le même que celui qui au Moyen-Âge régissait la main et le cœur. C’était le même conservé intact en dessous. Nous avons connu ce soin poussé jusqu’'à la perfection, égal dans l'’ensemble, égal dans le plus infime détail. Nous avons connu cette piété de l'’ouvrage bien faite poussée, maintenue jusqu'’à ses plus extrêmes exigences. J’'ai vu toute mon enfance rempailler des chaises exactement du même esprit et du même cœur, et de la même main, que ce même peuple avait taillé ses cathédrales.

Que reste-t-il aujourd’'hui de tout cela ? Comment a-t-on fait, du peuple le plus laborieux de la terre, et peut-être du seul peuple laborieux de la terre, du seul peuple peut-être qui aimait le travail pour le travail, et pour l'’honneur, et pour travailler, ce peuple de saboteurs, comment a-t-on pu en faire ce peuple qui sur un chantier met toute son étude à ne pas en fiche un coup. Ce sera dans l’'histoire une des plus grandes victoires, et sans doute la seule, de la démagogie bourgeoise intellectuelle. Mais il faut avouer qu’elle compte. Cette victoire.

Il y a eu la révolution chrétienne. Et il y a eu la révolution moderne. Voilà les deux qu'’il faut compter. Un artisan de mon temps était un artisan de n'’importe quel temps chrétien. Et sans doute peut-être de n'’importe quel temps antique. Un artisan d'’aujourd’'hui n’'est plus un artisan.

Dans ce bel honneur de métier convergeaient tous les plus beaux, tous les plus nobles sentiments. Une dignité. Une fierté. Ne jamais rien demander à personne, disaient-ils. Voilà dans quelles idées nous avons été élevés. Car demander du travail, ce n’'était pas demander. C’était le plus normalement du monde, le plus naturellement réclamer, pas même réclamer. C’était se mettre à sa place dans un atelier. C’'était, dans une cité laborieuse, se mettre tranquillement à la place de travail qui vous attendait. Un ouvrier de ce temps-là ne savait pas ce que c’'est que quémander. C’est la bourgeoisie qui quémande. C’est la bourgeoisie qui, les faisant bourgeois, leur a appris à quémander. Aujourd'’hui dans cette insolence même et dans cette brutalité, dans cette sorte d’'incohérence qu’'ils apportent à leurs revendications il est très facile de sentir cette honte sourde, d’'être forcés de demander, d’'avoir été amenés, par l’'événement de l’'histoire économique, à quémander. Ah oui ils demandent quelque chose à quelqu’'un, à présent. Ils demandent même tout à tout le monde. Exiger, c'’est encore demander. C'’est encore servir.

Ces ouvriers ne servaient pas. Ils travaillaient. Ils avaient un honneur, absolu, comme c’'est le propre d’'un honneur. Il fallait qu’'un bâton de chaise fût bien fait. C'’était entendu. C'’était un primat. Il ne fallait pas qu'’il fût bien fait pour le salaire ou moyennant le salaire. Il ne fallait pas qu’'il fût bien fait pour le patron ni pour les connaisseurs ni pour les clients du patron. Il fallait qu’'il fût bien fait lui-même, en lui-même, pour lui-même, dans son être même. Une tradition, venue, montée du plus profond de la race, une histoire, un absolu, un honneur voulait que ce bâton de chaise fût bien fait. Toute partie, dans la chaise, qui ne se voyait pas, était exactement aussi parfaitement faite que ce qu'’on voyait. C'’est le principe même des cathédrales.

Et encore c'’est moi qui en cherche si long, moi dégénéré. Pour eux, chez eux il n'’y avait pas l’'ombre d’'une réflexion. Le travail était là. On travaillait bien.

Il ne s’agissait pas d’'être vu ou pas vu. C’'était l’'être même du travail qui devait être bien fait. Et un sentiment incroyablement profond de ce que nous nommons aujourd’'hui l'’honneur du sport, mais en ce temps-là répandu partout. Non seulement l'’idée de faire rendre le mieux, mais l'’idée, dans le mieux, dans le bien, de faire rendre le plus. Non seulement à qui ferait le mieux, mais à qui en ferait le plus, c’'était un beau sport continuel, qui était de toutes les heures, dont la vie même était pénétrée. Tissée. Un dégoût sans fond pour l'’ouvrage mal fait. Un mépris plus que de grand seigneur pour celui qui eût mal travaillé. Mais l’'idée ne leur en venait même pas.

Tous les honneurs convergeaient en cet honneur. Une décence, et une finesse de langage. Un respect du foyer. Un sens du respect, de tous les respects, de l’'être même du respect. Une cérémonie pour ainsi dire constante. D'’ailleurs le foyer se confondait encore très souvent avec l’'atelier et l’'honneur du foyer et l’'honneur de l’'atelier était le même honneur. C'’était l'’honneur du même lieu. C'’était l’'honneur du même feu. Qu’'est-ce que tout cela est devenu. Tout était un rythme et un rite et une cérémonie depuis le petit lever. Tout était un événement ; sacré. Tout était une tradition, un enseignement, tout était légué, tout était la plus sainte habitude. Tout était une élévation, intérieure, et une prière, toute la journée, le sommeil et la veille, le travail et le peu de repos, le lit et la table, la soupe et le bœœuf, la maison et le jardin, la porte et la rue, la cour et le pas de porte, et les assiettes sur la table.

Ils disaient en riant, et pour embêter les curés, que travailler c’'est prier, et ils ne croyaient pas si bien dire. Tant leur travail était une prière. Et l'’atelier un oratoire.

Tout était le long événement d’'un beau rite. Ils eussent été bien surpris, ces ouvriers, et quel eût été, non pas même leur dégoût, leur incrédulité, comme ils auraient cru que l'’on blaguait, si on leur avait dit que quelques années plus tard, dans les chantiers, les ouvriers, – les compagnons, – se proposeraient officiellement d’'en faire le moins possible ; et qu'’ils considéreraient ça comme une grande victoire. Une telle idée pour eux, en supposant qu'’ils la pussent concevoir, c’'eût été porter une atteinte directe à eux-mêmes, à leur être, ç'’aurait été douter de leur capacité, puisque ç’'aurait été supposer qu'’ils ne rendraient pas tant qu'’ils pouvaient. C'’est comme de supposer d’'un soldat qu'’il ne sera pas victorieux.

Eux aussi ils vivaient dans une victoire perpétuelle, mais quelle autre victoire. Quelle même et quelle autre. Une victoire de toutes les heures du jour dans tous les jours de la vie. Un honneur égal à n'’importe quel honneur militaire. Les sentiments mêmes de la garde impériale.

Et par suite ou ensemble tous les beaux sentiments adjoints ou connexes, tous les beaux sentiments dérivés et filiaux. Un respect des vieillards ; des parents, de la parenté. Un admirable respect des enfants. Naturellement un respect de la femme. (Et il faut bien le dire, puisque aujourd'’hui c’'est cela qui manque tant, un respect de la femme par la femme elle-même). Un respect de la famille, un respect du foyer. Et surtout un goût propre et un respect du respect même. Un respect de l’'outil, et de la main, ce suprême outil. – Je perds ma main à travailler, disaient les vieux. Et c’'était la fin des fins. L'’idée qu’'on aurait pu abîmer ses outils exprès ne leur eût pas même semblé le dernier des sacrilèges. Elle ne leur eût pas même semblé la pire des folies. Elle ne leur eût pas même semblé monstrueuse. Elle leur eût semblé la supposition la plus extravagante. C’'eût été comme si on leur eût parlé de se couper la main. L'’outil n’'était qu’'une main plus longue, ou plus dure, (des ongles d’'acier), ou plus particulièrement affectée. Une main qu'’on s’'était faite exprès pour ceci ou pour cela. Un ouvrier abîmer un outil, pour eux, c’'eût été, dans cette guerre, le conscrit qui se coupe le pouce.

On ne gagnait rien, on vivait de rien, on était heureux. Il ne s’agit pas là-dessus de se livrer à des arithmétiques de sociologue. C'’est un fait, un des rares faits que nous connaissions, que nous ayons pu embrasser, un des rares faits dont nous puissions témoigner, un des rares faits qui soit incontestable.

Notez qu’'aujourd'’hui, au fond, ça ne les amuse pas de ne rien faire sur les chantiers. Ils aimeraient mieux travailler. Ils ne sont pas en vain de cette race laborieuse. Ils entendent cet appel de la race. La main qui démange, qui a envie de travailler. Le bras qui s'’embête, de ne rien faire. Le sang qui court dans les veines. La tête qui travaille et qui par une sorte de convoitise, anticipée, par une sorte de préemption, par une véritable anticipation s’empare d’'avance de l’'ouvrage fait. Comme leurs pères ils entendent ce sourd appel du travail qui veut être fait. Et au fond ils se dégoûtent d’eux-mêmes, d’'abîmer les outils. Mais voilà, des messieurs très bien, des savants, des bourgeois leur ont expliqué que c'’était ça le socialisme, et que c'’était ça la révolution.

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 Charles Péguy L'argent (1913)
Éditions des Équateurs parallèles, 1992, p. 29-37.

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