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Collin Cleary : « La réalisation de l'ouverture »

C'est seulement en surmontant ce qui nous a dépouillé de l'ouverture que nous pouvons espérer la restaurer. Il s'ensuit qu'il est nécessaire de critiquer la modernité ─ de critiquer la totalité de nos idéaux modernes, valeurs, modes de pensée, et manières de nous orienter dans le monde. Et nous devons savoir d'où ceux-ci sont venus ─ comment la modernité en est venue à exister. Ceci requiert une connaissance de l'histoire, et en particulier de l'histoire intellectuelle. Quelqu'un pourrait remarquer que ce point de vue « critique » est essentiellement moderne. Cela est vrai ─ mais ici nous devons retenir la leçon de Julius Evola, et « chevaucher le tigre ». Dans le Kali Yuga, dans la période finale, il est permis d'utiliser même des formes de décadence comme moyens de transcender la décadence moderne elle-même.

Tous nos efforts pour expliquer ce que les dieux sont « réellement », ou ce que nos ancêtres connaissaient « réellement », sont entièrement modernes. Cela fait partie de la mentalité moderne affirmant que tout peut être expliqué, que tout est pénétrable et connaissable. Les dieux se manifestent à nous, cependant, dans notre expérience de la facticité brute de l'existence même ─, dans notre émerveillement que ce monde, et tout ce qui est en lui, existe et est de la manière qu'il est. Si une chose est de la manière qu'elle est, aucune « explication » de cela ne peut effacer notre émerveillement devant le simple fait que cette chose doit exister (les scientifiques, par exemple, nous disent que c'est la chlorophylle qui rend la forêt verte ─ mais le fait qu'il existe une telle substance, qui produit une beauté aussi incomparable, est une occasion d'émerveillement, et l'intuition d'un dieu). Les dieux se trouvent aux limites extérieures de notre perception de la réalité, définissant le réel pour nous. L'explication prend place seulement à l'intérieur de ces limites.


Nos ancêtres croyaient en leurs dieux, mais n'avaient aucune « explication » pour ce que les dieux étaient, ou pour leur expérience des dieux. Par conséquent, si nous adoptons le point de vue moderne et si nous insistons sur l'explication, nous nous éloignons encore plus du point de vue de nos ancêtres. En fait, nous le nions, et nous garantissons que notre désir de revenir aux dieux ne sera pas réalisé.

Non seulement nous devons abandonner toutes les tentatives pour expliquer les dieux, mais nous devons aussi cesser de tenter d'expliquer quel est le « but » ou la « fonction » de la religion. Encore une fois, une telle approche reflète notre distance critique moderne vis-à-vis du point de vue de nos ancêtres. L'approche moderne pour comprendre la religion consiste à la traiter comme l'une des nombreuses activités auxquelles les hommes participent ─ en plus de fonder des villes, faire de la musique, s'adonner à la science, etc. En d'autres mots, l'approche moderne traite la religion comme une simple caractéristique humaine parmi beaucoup d'autres. La vérité, cependant, est que c'est dans la religion que l'on trouve l'être même de l'homme.

Pendant des milliers d'années, les philosophes ont tenté d'identifier ce qui nous rend essentiellement différents des autres animaux. Aristote dit que c'est ce que nous « désirons connaître » (en particulier connaître les choses les plus fondamentales et les plus importantes) ; Hegel dit que cela consiste en notre capacité d'avoir conscience de nous-mêmes. Ces propositions sont vraies, mais elles ne vont pas assez en profondeur. Qu'est-ce qui rend possible notre quête de la connaissance des choses les plus fondamentales, et de la connaissance de nous-mêmes et de notre place dans l'univers ? C'est l'ouverture que j'ai décrite ─ l'ouverture qui, sous sa forme la plus élevée et la plus sublime, rend possible la connaissance des dieux. A la différence de toutes les autres créatures, nous ne sommes pas seulement Volonté, nous sommes cette ouverture. Si la connaissance des dieux est vraiment le couronnement de cette ouverture, alors nous pouvons dire que nous sommes définis par notre relation au divin. en d'autres mots, nous sommes définis par la religion, et nous ne sommes pleinement humains que dans des vies vécues en relation avec le divin. En niant l'ouverture qui rend la religion possible, la modernité nie donc notre nature même.

Notre nature est l'ouverture à l'être et, à travers cela, l'ouverture aux dieux. Cependant, nous ne pouvons être ouverts à la présence des dieux que s'il existe une absence concomitante en nous. Encore une fois, nous devons avoir à l'intérieur de nous un « espace » ou une « clairière » dans laquelle, ou par laquelle, le divin pourra se manifester. En un sens, cela signifie que nous sommes pour toujours incomplets, toujours en recherche. Nous vivons dans une orientation constante vers les dieux, mais nous ne pouvons jamais satisfaire notre désir de posséder ou de comprendre le divin. Mais le désir ne nous remplit pas toujours de frustration ou d'amertume. Il peut quelquefois nous élever et donner de la force et du sens à nos vies. Le véritable malheur de la vie moderne est que notre désir est maintenant exclusivement dirigé vers des objets profanes qui ne peuvent aucunement nous permettre de nous accomplir.

A ce moment, une objection pourrait être soulevée par certains. Cette description de l'ouverture au divin comme étant « incomplétude » et « désir »n'est-elle pas un traitement plutôt christianisé, monothéiste ? Cela ne semble pas décrire l'expérience religieuse des Nordiques ou des Grecs, par exemple.

Le désir est, paraît-il, un terme inadéquat pour un concept très difficile. Mais on trouve le genre de choses dont je parle dans les descriptions grecques de la « crainte respectueuse » avec laquelle les hommes regardent le divin (voir en particulier Homère). Le « désir » que j'ai décrit n'est pas vraiment le désir de devenir un dieu, ni bien sûr le désir de posséder physiquement un dieu. Pour le décrire d'une autre manière, c'est plutôt une « attraction » exercée par le divin sur l'humain. Ce que le divin apporte, c'est un cadre de référence, un ordre, une structure pour l'existence, qui fascine ─ et la nature de la fascination n'est pas réductible à ces seuls termes. La nature humaine est simplement cette tendance à être orienté vers le divin, à être attiré ou à être fasciné par celui-ci.

La Volonté détruit la religion de deux manières apparentées. La première est la manière que j'ai déjà décrite : l'homme peut rejeter le divin, déclarer qu'il n'a pas besoin de lui. « Je peux rester seul. Je n'ai pas besoin de toi », déclare l'homme. C'est le rationalisme et le scientisme modernes. La seconde manière est de tenter de concevoir une méthode spéciale de combler le gouffre séparant l'homme du divin, sans nier la réalité de ce dernier. Cette manière est appelée mysticisme. Les mystiques pensent qu'ils s'élèvent jusqu'à l'union avec le divin. Ils ne voient pas que ce processus pourrait aussi bien être décrit dans l'autre sens : l'abaissement de Dieu au niveau de l'homme. La divinisation de l'homme et l'anthropomorphisation de Dieu sont la même chose. La montée du mysticisme a toujours signalé la corruption ou la dégénérescence d'une religion. Les Upanishads furent la fin des Vedas ─ la destruction de la religion du guerrier et l'exaltation du prêtre au-dessus de tout et même au-dessus des dieux. Le résultat de cet humanisme titanique pour l'Inde se passe de commentaires.

collin cleary, dieux

Collin Cleary ─ L'appel aux dieux (2011)
Première partie : Néo-paganisme
Chapitre 1 : Connaître les dieux
6. La réalisation de l'ouverture
Éditions du Lore, 2016, p. 34-37.

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