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Friedrich Nietzsche : « De l'amour du prochain »

2571927859.jpgVous vous pressez contre votre prochain et vous avez de belles paroles pour parler de votre attitude. Mais je vous le dis : votre amour du prochain n’est que votre mauvais amour de vous-même.

Vous vous fuyez en vous pressant contre votre prochain, et de cette fuite vous voudriez faire une vertu : mais je perce à jour votre oubli de soi.

Le toi est plus ancien que le moi. Le toi est sanctifié, mais non encore le moi. C’est pourquoi l’homme se presse contre son prochain.

Vous conseillerais-je l’amour du prochain ? Je préférerais vous conseiller de fuir le prochain et d’aimer le lointain.

Plus haut que l’amour du prochain est l’amour du lointain et du futur. Et je place l’amour d’une cause ou d’un fantôme plus haut que l’amour des hommes.

Ce fantôme qui marche devant toi, mon frère, est plus beau que toi ; pourquoi ne lui donnes-tu pas ta chair et tes os ? Mais tu as peur et tu cours vers ton prochain. Vous ne pouvez pas vous supporter et ne vous aimez pas assez. Alors vous voulez séduire l’amour de votre prochain et vous dorer de son erreur sur vous.

Je voudrais que vous ne puissiez supporter tous les prochains et tous les voisins des prochains. Alors c’est en vous-mêmes que vous devriez créer votre ami et son cœur débordant.

Vous invitez un témoin lorsque vous voulez dire du bien de vous-mêmes ; et lorsque vous l’avez induit à penser du bien de vous, vous avez une bonne opinion de vous.

Ce n’est pas seulement celui qui parle contre ce qu’il sait qui ment, mais aussi celui qui parle contre ce qu’il ne sait pas. Vous parlez de vous dans vos relations et trompez votre voisin sur vous-mêmes.

Ainsi parle le fou : « La fréquentation des hommes corrompt le caractère surtout lorsque l’on n’en a pas. »

L’un va à son prochain parce qu’il se cherche, et l’autre parce qu’il veut s’oublier. Votre mauvais amour de vous-mêmes fait de la solitude une prison.

Les hommes lointains sont ceux qui payent pour votre amour du prochain. Et dès que vous êtes rassemblés à cinq, un sixième doit mourir.

Je n’aime pas vos fêtes : j’y trouve trop de comédiens ; et les spectateurs aussi s’y comportent souvent comme des comédiens.

Je ne vous enseigne pas le prochain, mais l’ami. Que l’ami vous soit une fête de la terre et le pressentiment du Surhomme.

Je vous enseigne l’ami et son cœur débordant. Mais il faut savoir être une éponge lorsqu’on veut être aimé par des cœurs débordants.

Je vous enseigne l’ami qui porte en lui un monde accompli, une coupe du bien, l’ami créateur qui a toujours un monde accompli à offrir.

Et s’il voit son monde tomber en morceaux, il le voit aussitôt se regrouper en cycles, comme le devenir du bien à travers le mal, le devenir du but à travers le hasard.

Que l’avenir et le plus lointain soient les causes de ton présent : dans ton ami tu dois aimer le Surhomme comme ta propre cause.

Mes frères, je ne vous conseille pas l’amour du prochain ; je vous conseille l’amour du lointain.

Ainsi parlait Zarathoustra.

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Friedrich Nietzsche ─ Ainsi parlait Zarathoustra (1885)
Éditions du Labyrinthe, trad. Robert Dun, 1983 ; 2° édition, AHE, 1988.

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