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Guido De Giorgio : « Retour à l'esprit traditionnel »

3738690382.jpgCe monde se dirige vers sa fin : inexorablement, depuis des siècles il se dirige vers sa fin. Les représentants officiels des grandes traditions ont fini par pactiser avec la décadence des profanes, tout ce qui était sacré est devenu domaine des laïcs, qui ont démantelé tous les temples pour y faire périr l'écho des paroles de vérité. La décadence de l'Europe, à partir du XIVe siècle, est le fruit de cette laïcisation de l'esprit, des mœurs et de la vie. Celui qui saisi les raisons profondes de cette désagrégation séculaire, peut opposer à l'écroulement du temple l'audace de sa force, force de vérité qui veut retourner aux saintes origines.

Retourner aux origines, non revenir en arrière, car on ne peut pas revenir en arrière. Dans cette vie indissociable de la succession, il ne peut pas y avoir de moments identiques : chaque tourbillon est nouveau dans le tumulte des flots. Mais on peut en revanche retourner aux origines, à un esprit normal de compréhension de la vérité et orienter toutes les forces de la connaissance dans une direction qui soit sur l'axe même des vérités traditionnelles. Les hommes d'aujourd'hui ─ un aujourd'hui qui dure depuis des siècles ─ sont des faussaires de la vérité ; ils ont corrompu vie et pensée, imposant à l'Europe d'abord et au monde entier ensuite leurs multiples hystéries dans les deux domaines de la pensée et de l'action. Eux, qui parlent au nom de l'Esprit, de l'Art, de l'Humanité, ne parlent en fait que pour eux-mêmes : ils imposent leurs hallucinations, leurs ténèbres, leur idiotie ─ car, pour le dire avec saint Thomas, ces hommes ne sont que des rudissimi idiotae, qui ont vidé le temple et construit sur un sentier d'argile des idoles d'argile. Et ils appellent ces idoles, gâchage de la terre stérile, Esprit, Art, Humanité.


Avec Dante s'est achevé le printemps de l'Europe, laquelle, à travers la Renaissance, la Réforme et la Révolution, s'est jetée dans les bras de la démence, de la très atroce démence des vieux enfants en délire. Dante est le dernier voyant, l'ultime poète qui a tenté d'intégrer deux mondes, de faire coïncider  deux sphères, de rédimer une époque de transition et de préparation dans la transparence du symbole et dans la vie substantielle. Avant et après lui, les rares esprits qui pouvaient encore comprendre la vérité de l'enseignement traditionnel ont dû se cacher et revêtir des habits trompeurs pour pouvoir vivre au milieu d'un monde corrompu par les ivresses des profanes. Ces hommes, il y en a encore et ils forment une petite phalange ; depuis une hauteur que les profanes n'atteindront jamais parce qu'elle n'est ni de cette vie ni de ce monde, ils regardent l'immense misère qui a enténébré l'Europe et tous les homoncules qui ne sont rien mais qui répandent sur toutes les places du monde leurs propos empoisonnés, qui créent des fantômes et obligent les autres à s'agenouiller devant ces fantômes.

Il suffirait de retourner aux origines pour voir cesser le vertige iconoclaste qui agite de soubresauts ce polype qu'est l'Europe, la vieille Europe déjà décrépite dans la splendeur d'un printemps ; il suffirait de comprendre, de sentir quel est le moyen sûr de se rapprocher de la vérité, pour détruire toutes ces idoles mensongères : philosophie, science, art, industrie, individualisme esthétique, politique, philosophique, moral et leur concubine : l'humanitarisme esthétique, politique, philosophique, moral, puisque c'est l'individu qui crée le troupeau. Dès qu'apparaît l'individu apparaît le troupeau, à une affirmation restrictive s'oppose une affirmation contaminatrice, à une déviation par rapport au centre véritable de l'être ─ et l'individu n'est rien d'autre que cette déviation ─ s'oppose automatiquement, par un loi de compensation et d'alternance, la tyrannie du louche anonymat, le troupeau : et le troupeau dévore nécessairement l'individu, à moins que l'individu ne se résigne à devenir l'esclave du troupeau. Le pouvoir, le vrai pouvoir, lui, agit mais ne s'affirme pas, impose l'obéissance de fait et non de droit ; il ne vocifère pas, il légifère, il ne projette pas mais réalise, enfin il est et n'apparaît pas.


Hors de la tradition, il n'y a aucune justification à la pensée et à la vie, à la contemplation et à l'action. J'entends par Contemplation la réalisation effective de la vérité, et par Action la conformité de la vie au principe de la réalisation. En termes très clairs, tels sont les deux pôles que j'appelle traditionnels : la vraie spiritualité (contemplation) et la vie informée, mise en forme, par les principes de cette spiritualité (action). Mais la Vérité ne peut pas relever de ce qui fuit, de ce qu'on ne saisit jamais, de ce qui sous l'effet de la seule illusion ─ comme dans le cas des arts, des sciences et des philosophies ─ peut sembler dépasser l'humain, et dans le cadre d'une fugace sentimentalité réalisatrice. La vraie spiritualité (Contemplation) doit avoir des racines dans ce qui est par-delà la vie et la mort, là seulement où l'on peut dire absolument incipit Vita Nova, laquelle vie n'est autre, par rapport à l'état humain, que la vraie vie, la vie éternelle.

Ceci est le domaine traditionnel, le domaine de la science sacrée, où se déploie la vraie spiritualité. Mais très rares, pauci optimi, ont été, sont et seront les détenteurs de la Science Sacrée, qui constituent la sainte phalange des Immortels (au sens littéral et absolu du terme) ; ceux-là ne demandent rien au monde, ne désirent ni honneurs ni reconnaissance, ni puissance. Ils ne demandent qu'à pouvoir persévérer dans leur réalisation contemplative, maintenir allumé le feu de Vesta, préparer, à l'époque des cataclysmes nécessaires, l'Arche Sainte qui gardera intact le dépôt traditionnel, assurant ainsi la liaison entre ce monde et l'autre monde, la résolution de l'ici-bas dans l'au-delà.

Mais si la Contemplation est le centre de l'unité essentielle, la seule science sacrée par excellence, l'Action est vraiment ce qui domine le monde, dans les domaines du sentiment, du combat et des œuvres. cependant, pour que l'action puisse se justifier, elle doit être une chose sacrée, un acte sacrificiel. On ne peut pas vivre pour vivre ─ matérialisme ─ ni vivre pour pense ─ idéalisme ─ ni vivre pour ressentir ─ esthétique ─ ni vivre pour agir ─ mécanisme. La vie n'a de sens que si elle est une comédie, une comédie sacrée, donc si elle est calquée sur un système rituel dont le centre ne cesse d'appartenir à une sphère supra-humaine : la Contemplation, l'Unité traditionnelle, la Science Sacrée. L'équilibre, dans le monde, est atteint quand Contemplation et Action sont orientée dans l'axe traditionnel, c'est-à-dire quand une tradition est en acte, et pas seulement en puissance, et quand elle est intégrale : en s'affirmant théoriquement comme contemplation réalisatrice de la vérité, et pratiquement comme sanctification de l'action, référence de toute la vie au principe ou à l'ensemble de principes qui forment la vraie spiritualité traditionnelle.

Cet équilibre n'a pas toujours été réalisé et souvent il y a eu conflit entre les deux domaines de la Contemplation et de l'Action ; c'est-à-dire entre les dominateurs de l'Outre-monde et les dominateurs de ce monde. Ce sont là des conflits inévitables, car il est dans l'ordre universel qu'adviennent des périodes de révolte, de méconnaissance et d'anarchie : mais jamais comme aujourd'hui celle-ci n'avait pris des proportions aussi effrayantes. Sans remonter trop haut, voyons donc ce qui s'est produit dans le monde ces dernier temps.

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Il y avait une partie saine, normale, de l'humanité, où les traditions étaient fortes, où la vie, intérieure et extérieure, demeurait inchangée dans la Contemplation, il y a encore quelques années, s'affirmait souverainement, et toute la vie extérieure était un rite, donc l'approximation plus ou moins efficace, selon les individus et les groupes, d'une vérité que la vie extérieure, en soi, ne donne pas. Mais celle-ci, lorsqu'elle est vécue de manière pure, permet de réaliser intégralement ou partiellement la vérité. Dans cette partie du monde vivaient des peuples dont la vie était entièrement orientée vers le Supramonde : ces peuples pensaient, agissaient, aimaient, haïssaient, s'entretuaient de manière sainte, ils avaient sculpté un temps unique dans une forêt de temples, par où le torrent des eaux grondait, et ce peuple était le lit du fleuve, la vérité traditionnelle, la sainte syllabe dans le cœur du monde. Car, si l'existence est un fleuve, alors un est le lit de cette existence, lit très profond dont les traditions scrutent les profondeurs.

Ces peuples appartenaient aux régions du monde que je nommerai Orient au sens large. Face à cet Orient encore intact il y a quelques années, et qui vivait normalement, voici l'Europe déjà pervertie par l'obscurcissement de sa tradition, l'Europe en proie à tous les paroxysmes qui ont annoncé l'époque actuelle : philosophies prolétariennes et philosophies individualistes, esthétiques humanitaires et esthétique monopolisatrices, politiques niveleuses et politiques exclusives, tumulte de voix rivalisant de folie novatrice. Au-dessus de ce cirque où toutes les aberrations s'affirment avec des sonorités variées et immodérées, la Science, la Grande Profane, crée ou, pour mieux dire, achève la construction du Temple Profane, du temple sinistre, d'où toute présence est bannie à l'exception du grondement des machines et de la succession convulsive des hypothèses.

La Science est responsable de la prostitution de toute valeur vraiment spirituelle, elle tend à présenter aux hommes la réalité pour ce qu'elle n'est pas : voilà pourquoi la Science, née, malgré la myopie des savants, pour contrefaire ce que l'action seule peut contrefaire, à savoir la face du monde, s'intègre à l'industrie, et depuis les laboratoires où les profanes les plus ineptes découpent la réalité purement symbolique de la création, descend dans les officines et fabrique le monde des fantasmes. La Science a déchaîné la plèbe sur les pays d'Europe : elle a créé les utopies socialistes, arrachant l'homme à la terre et à la mer pour lui donner accès à un système de vérités faciles, de quatre sous, où la petite intelligence résout à elle seule des énigmes très compliquées et parfaitement vides de sens. C'est la Science qui a soutenu la supériorité de la culture laïque niveleuse, c'est elle qui a profané le sens profond du mot « aristocratie » en créant la légende du génie, puis celle de l'homme cultivé, du savant, enfin la bourgeoisie professionnelle et la plèbe ouvrière. On doit à la Science la profanation absolue du monde ─ absolue parce qu'étant aussi profanation de la vérité ─, la contamination de la vie sous son aspect le plus interne de pensée appliquée à la connaissance et sous son aspect le plus externe d'expression ; la socialisation de l'Europe, donc la révolte des masses serviles qui, grâce aux laboratoires et aux officines, aux grandes facilités des études scientifiques et des applications industrielles, croient que l'étude, l'activité, donc le développement de cette partie impure de la pensée qu'est l'organe de production et de maintien du fantasme scientifique, assurent seules la vérité dans le domaine théorique et la justification de l'action dans le domaine pratique.

Cette expression de la Science a été favorisée par les Philosophies et les Arts, de plus en plus stérilisés, les unes dans subtilités rationalistes, les autres dans des paroxysmes expressifs, s'isolant, avec un féroce individualisme, dans des opacités illusoires et permettant ainsi que tout, en fait, débouche sur la réalisation de l'idéal scientifique.

Beaucoup, pour échapper à l'artificialisme philosophique et esthétique, se réfugièrent dans la Science, sûrs au moins de toucher, de manipuler des choses et des systèmes de choses qui pouvaient se traduire immédiatement en action et en système d'action. On en est ainsi arrivé au mécanisme actuel, au règne des machines gouvernées par des machines : en haut, dans une sphère d'impuissance absolue, le théâtre philosophique et le théâtre artistique ; mais encore plus haut le théâtre politique avec l'État bourgeois et prolétarien.

Cette Europe profane et profanatrice s'abattit sur l'Orient, en quelques années sa fièvre s'est communiquée à ces peuples sains pour atteindre dernièrement un point si critique que l'Orient lui-même s'achemine vers la décomposition pour la plus grande allégresse des Barbares d'Europe. En s'européanisant, l'Orient court à sa propre ruine, et inexorablement s'accomplit le nivellement de tous les peuples du monde qui, en s'éloignant de l'axe traditionnel, marchent vers le déclin de l'esprit sacré à l'esprit profane, de l'intellectualité réalisatrice à la spiritualité rationalisante, des sciences traditionnelles aux sciences profanes, de la Symbolique à l'art, de la Sapience à la philosophie, de l'investiture royale et impériale à la politique du nombre. Il y a toujours eu des individus qui ont compris les raisons de cette décadence et cherché à ramener groupes et peuples au sens profond des diverses traditions, toutes les mentalités et toutes les époques ne pouvant adopter un même type traditionnel. En réalité, ce type traditionnel existe : il n'est autre que la Tradition Une, dont les différentes traditions offrent des possibilités réalisatrices tant dans le domaine de la Contemplation que dans celui de l'Action. Ces esprits ont compris que la décadence du monde était due à la décadence des traditions qui, perdant de vue le véritable axe traditionnel, s'étaient orientées vers un consentement purement extérieur et sentimental et vers une morale obscurcissante. A plusieurs reprises, ils eurent à souffrir d'avoir compris cela et d'avoir fait comprendre cela et auront toujours à en souffrir : il est juste, d'ailleurs, à une époque de décadence, que les rares hommes clairvoyants soient pris pour des aveugles par les aveugles de naissance ou d'élection ; il est normal aussi que ceux qui, au sein de leur tradition, considèrent comme le seul moyen de salut la restauration de cette tradition dans le véritable esprit traditionnel, soient mal vus ou persécutés par les détenteurs officiels, par les représentants, souvent purement apparents, de la tradition en question. Si l'on omet les traditions plus purement et nettement ascétiques de l'Orient proprement dit et si l'on envisage les deux traditions d'origine abrahamique, le christianisme et l'Islam, traditions de type plus proprement religieux, on sait que celles-ci ont concédé à l'extériorité sentimentale et au mécanisme rituel plus qu'elles n'auraient dû, se limitant souvent à la lettre au lieu de tenir éveillé et vivant l'esprit traditionnel. On sait aussi que des hommes droits et fidèles au véritable esprit traditionnel sont apparemment sortis du courant officiel de ces deux traditions et ont été mal vus ou carrément persécutés. Cela s'est produit surtout en Europe, où la manie profane grandissante a atteint même ceux qui avaient le dépôt des sciences sacrées. Ainsi s'explique la constitution de centres secrets, où le petit nombre communiquait selon l'esprit et non selon la lettre ; et cet esprit était vraiment l'Esprit Saint de l'unité traditionnelle et de l'intégration effective. Puisqu'on n'accepte donc qu'une autorité sacrée, réelle, qui soit vraiment effective, et dans le domaine de la Contemplation et dans celui de l'Action, on ne peut pas accepter des autorités profanes, laïques, hors de toute tradition. Le faire, c'est tomber dans le compromis opportuniste et céder, extérieurement, à une force non reconnue qui s'impose comme un poids mort en vertu de la chute des corps, et non en vertu d'une puissance lumineuse.

Cette approbation formelle, extérieure, est la seule qui existe depuis des siècles en Europe : la souveraineté religieuse et la souveraineté politique sont acceptés sans être admises. Cela est grave, cela est le signe d'une perversion totale de l'humanité moderne : obéir sans adhérer, reconnaître sans consentir, s'incliner sans révérer. Ce sont en grande partie ces raisons, obscurément ressenties, qui ont poussé philosophes et artistes vers des formes d'exaltation et d'individualité. Un grand nombre de fortes personnalités se sont dressées contre l'écroulement de la tradition et le désordre politique, en revendiquant de façon plus ou moins théâtrale, la souveraineté de l'individu dans un monde sans souverains. Et tandis que la Science, d'une part, donnait naissance et expansion aux aberration niveleuses dans le domaine social et imposait la laïcisation du savoir pour détruire toute hiérarchie sacrée et toute connaissance profonde, Philosophie et Art exacerbaient inconsciemment la récolte de l'individu en idéologies et en « idologies » qui ont même fini par influencer le régime politique.

Tout cela est un chaos dont les seuls motifs dominants sont la sentimentalité et l'arrogance, puisque la première engendre la seconde. Les plus féroces sont toujours les plus sentimentaux, et les plus exclusivistes en matière d'humanitarisme, d'individualisme ou ─ double masque d'une même attitude ─ sont toujours ceux qui se laissent aller le plus facilement aux injustices et aux violences, car ils manifestent tout ce qu'il y a de plus bas et de plus sombre. On parle constamment de dépassement, de sacrifices, d'exaltation, d'héroïsme, de volonté autonome, d'idéaux enthousiasmants : mais AU NOM DE QUOI ? Si l'on demande à ces possédés la raison d'affirmations si orgueilleuses, d'incitations si violentes, ils sont incapables de la fournir : car il faut enlever du nombre des raisons les justifications lyriques pures et simples ou les médiocres constatations opportunistes. Si un artiste, un vociférateur, un philosophe crient qu'« il faut se dépasser », seul un radotage tentera de justifier de tels appels. Si un homme politique exige obéissance, sacrifice, discipline, qu'on lui demande le pourquoi de tout cela et il ne pourra qu'invoquer la Patrie, la Nation. Mais quelle est la gloire d'une nation ? Les armes, l'or, la culture, la science, enfin tout ce qui est extérieur et profane, ou bien une tradition, un pouvoir royal reconnu par la tradition, une puissance fondée sur la reconnaissance de la souveraineté sainte, une intellectualité vraie qui est Sapience et non érudition, Sagesse et non philosophie, un sacrifice qui est divin et non humain, consenti par l'être tout entier dans les limites de la tradition et non imposé par un petit enthousiasme et par un petit geste tous deux plébéiens parce qu'ils font appel à la sentimentalité grégaire et à l'esprit profane d'indépendance, d'orgueil et d'exclusion ?

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Le retour à l'esprit traditionnel est nécessaire pour la Contemplation et pour l'Action, pour la Vraie Vie et pour l'ombre de cette vie dans la vie humaine. Ce retour exige tout d'abord une purification de toute la lèpre qui a contaminé le corps de l'Europe en son printemps. Se purifier signifie tuer le vieil homme et créer l'homme nouveau, qui est d'ailleurs le Premier Homme au sens absolu ; se purifier signifie reconnaître la vérité à travers les symboles par lesquels les différentes traditions la protègent, appliquer toutes les forces traditionnelles à la réalisation de la vérité, savoir qu'avant et au-delà de ce monde il en est un autre et que celui-ci, invisible et intangible, n'en est pas moins plus réel que le premier. Se purifier signifie détruire tout le monde actuel, disperser toutes ces brumes vénéneuses qui s'appellent Philosophie, Art, Esthétique, Culture, Progrès. Se purifier signifie se tourner vers la contemplation de tout ce que ces arts ténébreux ont assombri, la solitude réalisatrice et l'action contenue dans les limites qu'elle a toujours reconnues aux époques normales, au Moyen Age, printemps de l'Europe, et en Orient.

Qu'il y ait des ascètes et qu'il y ait des guerriers, qu'il y ait des marchands et qu'il y ait des esclaves. Combien d'esclaves traînent leurs chaînes dans des laboratoires, ateliers, écoles, universités, ministères : âmes d'esclaves, visages d'esclave qui obéissent aux faussetés de ce monde, aux faussetés positives de ce monde : Science, Art, Philosophie. Jamais comme aujourd'hui le monde n'a été aussi peuplé d'esclaves, d'êtres qui ont tout sacrifié aux fantasmes de ce monde décadent seulement pour ne pas ouvrir leurs yeux à la vérité. Ces êtres sont plus esclaves que les esclaves, ils sont liés par une double chaîne à ce bas monde, eux qui errent comme des spectres figurant la liberté, une pierre attachée au cou, tout au fond de l'Océan qui les a engloutis. Ces esclaves de mirages, qui de la vie ont fait, avec une parfaite inconscience scientifique, un mécanisme, qui s'adonnent à des philosophies fumeuses et se délectent de redondants poèmes lyriques, ces hommes se sont voilé les yeux et sourient béatement dans la ténèbre d'une existence hallucinée.

Que le silence revienne en l'homme et hors de l'homme, et qu'ils apprenne à ne pas avoir peur de lui-même, à savoir vivre sans fièvre, à écouter les voix qui, du profond de lui-même, parlent d'étranges réalités, invisibles, lointaines, qu'il faut connaître en mode supra-rationnel. Et seulement quand ce monde sera mort apparaîtra la vraie vie, vie de contemplation et d'action, de paix et de guerre, de dons et de conquêtes, d'ascèses libératrices et d'action réalisatrices : tout, le mal compris, sera alors sacré dans un monde qui aura enterré cette Europe en putréfaction.

L'homme agonise, l'homme meurt, et sur son visage contracté par des héroïsmes artificiels et des « dépassements » fallacieux se lit la déréliction du Trompé et du Trahi, de celui qui a tout perdu et qui rit bruyamment pour cacher sa douleur. Alors deviendra clair l'un des sens du tercet dantesque qui désigne précisément cette déviation aujourd'hui plus que jamais irrémédiable :

non odi tu la piéta del suo pianto ?
non vedi tu la morte che 'l combatte
su la fiumana ove 'l mar non ha vanto 1


Il faut se libérer du vieil homme, de l'homme moderne et faire de la terre un désert plutôt qu'un fumier, car un désert vivant vaut mieux qu'un monde mort.

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Guido De Giorgio ─ L'instant et l'éternité, et autres textes sur la Tradition (1925/1955)
Première partie : Guido De Giorgio et son œuvre

II. Articles parus dans La Torre 1930 (signés "Zéro")
5. Retour à l'esprit traditionnel
Édition Archè, Milano, 1987, p. 107-119.

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  1. Divine Comédie, Enfer II, 106-108 :

                                     n'entends-tu point la pitié de sa plainte ?
                                     ne vois-tu point la mort qui le combat
                                     dessus les folles eaux pires que la mer ?

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