[...] Nous examinerons maintenant le problème de la personnalité et de l'individu dans le monde contemporain.
Nombreux sont ceux qui déplorent aujourd'hui la « crise de la personnalité », et celui qui se pose encore en défenseur de la civilisation occidentale en appelle souvent aux « valeurs de la personnalité », qu'il considère comme un élément tout à fait essentiel de la tradition européenne.
Un problème se pose donc et il ne suffit pas, pour l'éclaircir, de s'en tenir aux arnaques faciles contre le collectivisme, la mécanisation, la standardisation, et la « désanimation » de l'existence moderne. Il faudrait, en outre, préciser clairement ce qui doit être sauvé. Mais les intellectuels qui prennent aujourd'hui à cœur la « défense de la personnalité » n'apportent aucune réponse satisfaisante à cette question parce qu'ils en restent à ce que nous avons déjà appelé le régime des formes résiduelles et continuent, presque sans exception, à penser et à juger selon les catégories du libéralisme, du droit naturel ou de l'humanisme.
Le vrai point de départ doit se situer, au contraire, dans la distinction entre personne et individu. Au sens étroit, la notion d’individu est celle d’une unité abstraite, informe, numérique. Comme tel, l’individu n’a pas de qualités propres, ni rien, par conséquent, qui le différencie vraiment. Envisagés en tant que simples individus, on peut dire que tous les hommes (et femmes) sont égaux, de sorte que l’on peut leur attribuer des droits et des devoirs pareillement égaux, et une « dignité » présumée égale en tant qu’ « êtres humains » (la notion d’ « être humain » n’est qu’une transcription « dignifiée » de celle d’individu). Sur le plan social, ceci définit le niveau existentiel tel que le fixent le « droit naturel », le libéralisme, l’individualisme et la démocratie absolue. L’un des principaux aspects, et l’un des plus évidents, de la décadence moderne est précisément l’avènement de l’individualisme, conséquence de l’effondrement et de la destruction des précédentes structures organiques et hiérarchiques traditionnelles remplacées, en tant qu’élément de base, par la multiplication atomique des individus dans le monde de la quantité, autant dire par la masse.
Dans la mesure où la « défense de la personnalité » se fonde sur l’individualisme, elle paraît insignifiante et absurde. Il est logique de prendre position contre le monde des masses et la quantité, et ne pas se rendre compte que c’est précisément l’individualisme qui y a mené, au cours d’un de ces processus de « libération » de l’homme dont nous avons parlé, et qui se sont historiquement terminés par une volte-face dans la direction opposée. A notre époque, ce processus a désormais des conséquences irréversibles.
Si l’on considère le milieu, non pas social, mais proprement culturel, les choses ne sont différentes qu’en apparence. Ce milieu est resté, en quelque sorte, isolé, détaché de toutes les grandes forces actuellement en mouvement, et c’est seulement pour cela que l’équivoque subsiste. S’il ne s’agit plus, ici, d’individualisme atomique, l’idée de la personnalité reste quand même liée à un subjectivisme fondé sur l’individu, où la pauvreté, ou, tout simplement, l’absence de toute base spirituelle, est masquée par le talent littéraire et artistique, par un intellectualisme et une originalité sans racines et par une force créatrice dépourvue de toute signification profonde.
Il y a eu, en effet, en Occident, une collusion entre individualisme, subjectivisme et « personnalité » qui remonte à la Renaissance et s’est développée précisément au nom de cette « découverte de l’homme » que l’historiographie antitraditionnelle a exaltée, en passant sous silence la contrepartie dont nous avons parlé, c’est-à-dire le détachement plus ou moins conscient et complet à l’égard de la transcendance, ou en considérant tout simplement cette contrepartie comme un bien. Toute la splendeur et la puissance de la « créativité » de cette époque ne doivent pas faire oublier que telle est la signification de la tendance de base. Schuon a bien mis en lumière la véritable situation dans le domaine des arts : « Humainement parlant, certains artistes de la Renaissance sont grands, mais d’une grandeur qui devient petitesse devant la grandeur du sacré. Dans le sacré, le génie est comme caché; ce qui domine, c’est une intelligence impersonnelle, vaste, mystérieuse. L’œuvre d’art sacré a un parfum d’infinité, une empreinte d’absolu. Le talent individuel y est discipliné; il se confond avec la fonction créatrice de la tradition entière; celle-ci ne saurait être remplacée, et encore beaucoup moins surpassée, par les ressources de l’humain. » On peut dire la même chose de la façon dont la « personnalité » s’est affirmée sur d’autres plans à cette époque : depuis le type du Prince de Machiavel et ses incarnations historiques plus ou moins parfaites, jusqu’à celui des condottieri et des meneurs de peuple, et, en général, de toutes ces figures qui ont gagné la sympathie de Nietzsche parce qu’elles se caractérisaient par une accumulation prodigieuse, mais informe, de puissance.
Plus tard, cette façon d’accentuer le moi humain et individuel, base de l’ « humanisme », ne devait se manifester que dans des sous-produits représentés par le « culte du moi » du XVIIIe siècle bourgeois, associé à un certain culte esthétisant des « héros », des « génies » et des « aristocrates de l’esprit ». Mais c’est à un degré plus bas que se situent bon nombre des actuels « défenseurs de la personnalité » : chez eux, tout ce qui est vanité du moi, exhibitionnisme, culte de leur propre « intériorité », manie de l’originalité, jactance de brillants hommes de lettres et d’essayistes nourrissant souvent des ambitions mondaines, tout cela joue un rôle important. Même si l’on n’envisage que le seul domaine de l’art, le « personnalisme » est presque toujours lié à une pauvreté intérieure. Bien que se plaçant d’un point de vue opposé au nôtre, Lukacs a fait cette juste remarque : « L’habitude actuelle de surévaluer et d’exagérer l’importance de la subjectivité créatrice correspond au contraire à la faiblesse et à la pauvreté de l’individualité chez les écrivains; plus ceux-ci sont obligés de recourir, pour se distinguer, à des « particularités » purement spontanées ou péniblement cultivées en serre, plus le bas niveau de la conception du monde fait craindre que toute tentative de dépasser l’immédiateté subjective ne nivelle complètement la « personnalité », et plus on donne de poids à une pure subjectivité immédiate que, précisément, l’on identifie quelquefois au talent littéraire ». Le caractère d’ « objectivité normative » qui était propre à l’art véritable traditionnel disparaît complètement. La presque totalité de la production intellectuelle, dans le domaine culturel, appartient à ce que Schuon a justement qualifié de « stupidité intelligente ». Nous ne nous attarderons pas, pour l’instant, sur ce point – nous y reviendrons un peu plus loin – et ne signalerons qu’en passant, dans un autre domaine, qu’on peut voir dans les « idoles » actuelles la vision populaire up to date, poussée jusqu’au ridicule, du « culte de la personnalité ».
Pour l’instant, ce qu’il nous intéresse plutôt de noter, c’est que de nombreux processus objectifs du monde contemporain tendent, sans aucun doute, à éliminer et à faire disparaître ces formes de la « personnalité » individualiste. Étant donné la situation générale, nous ne considérons pas qu’il s’agisse là d’un phénomène purement négatif pour le type d’homme que nous avons exclusivement en vue; au contraire : nous dirons même que plus se développera, pour des raisons intrinsèques ou extrinsèques, la dissolution des valeurs de la personnalité, et mieux cela vaudra.
Telle est la prémisse. Pour continuer notre analyse, il faut sortir de l’équivoque et clarifier les idées; chose qui ne deviendra possible que si l’on remonte au sens légitime et originel du terme « persona ». On sait qu’à l’origine « persona » voulait dire « masque » : les masques que portaient les acteurs anciens pour jouer un certain rôle, pour incarner un personnage déterminé. Pour cette raison, le masque avait quelque chose de typique, de non individuel, surtout quand il s’agissait de masques divins (ceci apparaît encore plus nettement dans nombre de rites archaïques). C’est précisément ici que nous pouvons reprendre et appliquer les idées déjà exposées au chapitre précédent sur la structure duelle de l’être : la « personne » est ce que l’homme représente concrètement et sensiblement dans le monde, dans la situation qu’il assume, mais toujours comme une forme d’expression et de manifestation d’un principe supérieur qui doit être reconnu comme le vrai centre de l’être et sur lequel se place ou devrait se placer l’accent du Soi.
Un « masque » est quelque chose de bien précis, délimité et structuré. L’homme, en tant que « personne » (= masque), se différencie déjà par là du simple individu, a une forme, est lui-même et appartient à lui-même. C’est pourquoi les valeurs de la « personne » ont fait, de toutes les civilisations de caractère traditionnel, des mondes de la qualité, de la différenciation, des types. Et la conséquence naturelle fut un système de relations organiques, différenciées et hiérarchiques, ce qui n’est bien évidemment pas le cas, non seulement dans les régimes de masses, mais aussi dans les régimes d’individualisme, de « valeurs de la personnalité » et de démocratie, dignifiée ou non.
Tout comme l’individu, la personnalité elle-même est, en un sens, fermée au monde extérieur, et toutes les revendications existentialistes dont nous avons déjà reconnu la légitimité, à notre époque, sont valables pour elle. Mais, à la différence de l’individu, la personne n’est pas fermée vers le haut. L’être personnel n’est pas lui-même, mais a lui-même (rapport entre l’acteur et son rôle) ; il est présence à ce qu’il est, non pas coalescence avec ce qu’il est. Nous connaissons déjà cette structuration essentielle. De plus, une sorte d’antinomie doit être mise en lumière: pour être vraiment telle, il faut que la personne se réfère à quelque chose qui est plus que personnel. Si cette référence fait défaut, la personne se transforme en « individu » et il en résulte l’individualisme et le subjectivisme. Alors, au cours d’une première phase, l’impression pourra naître que les valeurs de la personnalité se conservent et même se renforcent parce que le centre s’est, pour ainsi dire, transporté davantage vers l’extérieur, s’est plus extériorisé – et c’est exactement le cas de l’humanisme culturel et créateur dont nous avons parlé plus haut et, en général, de ce que l’on appelle les « grandes individualités ». Il est clair, toutefois, que la « défense de la personnalité » est chose précaire à ce niveau, car on est déjà passé dans le domaine du contingent; plus rien n’agit qui ait des racines profondes et la force de l’originel. Désormais, ce qui est personnel perd non seulement sa valeur symbolique, sa valeur de signe de quelque chose qui le transcende et le porte, mais aussi, peu à peu, son caractère typique, c’est-à-dire positivement, anti-individualiste, qui n’était dû qu’à cette référence supérieure. Là où subsiste encore une forme indépendante, celle-ci s’affirme dans un régime de désordre, d’arbitraire, de pure subjectivité.
Pour mieux nous orienter, il convient de préciser le sens que revêt la « typicité » dans un milieu traditionnel. Elle est le point de rencontre entre l’individuel (la personne) et le supra-individuel, la limite entre les deux correspondant à une forme parfaite. La « typicité » désindividualise, en ce sens que la personne incarne alors essentiellement une idée, une loi, une fonction. On ne peut plus parler dans ce cas d’individu au sens moderne du mot; les traits accidentels de l’individu s’effacent devant une structure significative qui pourra reparaître, presque identique, partout où la même perfection sera atteinte. L’individu se fait « typique », ce qui revient à dire suprapersonnel. Conformément à la formule : « Le Nom absolu n’est plus un nom », il est anonyme. Et la traditionnalité au sens le plus haut est une sorte de consécration de cet anonymat, ou un acheminement vers lui dans un champ d’action et un cadre déterminés. On pourrait aussi parler d’un processus d’ « universalisation » et d’ « éternisation » de la personne; mais ces expressions ont été banalisées par un usage plus ou moins rhétorique et abstrait, qui a recouvert la signification concrète et existentielle qu’elles pouvaient avoir. Il sera donc préférable de définir la situation dont il s’agit comme celle d’un être en qui le principe supra-individuel – le Soi, la transcendance – reste conscient, et donne à son « rôle » (à la personne) la perfection objective propre à une fonction et à une signification données.
Il s’ensuit qu’il existe deux façons de concevoir l’impersonnalité, qui sont à la fois analogues et opposées : l’une se situe au-dessous, l’autre au-dessus du niveau de la personne; l’une aboutit à l’individu, sous l’aspect informe d’une unité numérique et indifférente qui, en se multipliant, produit la masse anonyme; l’autre est l’apogée typique d’un être souverain, c’est la personne absolue.
Cette deuxième possibilité est à la base de l’anonymat actif que l’on retrouve dans les civilisations traditionnelles, et correspond à une direction opposée à toute activité, création ou affirmation uniquement fondée sur le moi. Comme nous l’avons dit, ce qui est personnel devient impersonnel; conversion, paradoxale en apparence, qu’atteste le fait qu’il existe vraiment une grandeur de la personnalité là où l’œuvre est plus visible que l’auteur, l’objectif que le subjectif, là où, sur le plan humain, quelque chose transparaît de cette nudité, de cette pureté, qui est le propre des grandes forces de la nature : dans l’histoire, dans l’art, dans la politique, dans l’ascèse, dans tous les domaines de l’existence. On a pu parler d’une « civilisation de héros anonymes »; mais l’anonymat a existé aussi dans le domaine de la spéculation lorsqu’on tenait pour évident que ce que l’on pense selon la vérité ne peut être signé du nom d’un individu. Nous rappellerons aussi la coutume consistant à abandonner son nom, à en prendre un autre qui désigne, non plus l’individu, l’homme, mais la fonction ou la vocation supérieure, lorsque la personnalité a été appelée à une très haute tâche (royauté et pontificat, ordres monastiques, etc.).
Tout ceci trouve la plénitude de son sens dans un milieu traditionnel. Dans le monde moderne, à l’époque de la dissolution, on ne peut indiquer, dans ce domaine comme dans les autres, qu’une direction essentielle. Nous nous trouvons ici en présence de l’aspect particulier d’une situation qui comporte une alternative et une épreuve.
Julius Evola ─ Chevaucher le tigre, (1961)
Chapitre III : Dissolution de l'individu
16. Double aspect de l'anonymat
Édition Guy Trédaniel, 1982, p. 132-139.