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Françoise Bonardel : « L'Europe sauvée par sa culture ? »

xepnru.jpgLe temps n'est donc plus où l'on pouvait, comme le fit Husserl en 1935, pronostiquer que l’expansion de la rationalité occidentale allait subvertir les cultures nationales : « Ou bien les valeurs traditionnelles sont totalement rejetées, ou bien leur contenu est repris à un niveau philosophique, et ainsi reçoit une forme nouvelle, dans l'esprit d'idéalité de la philosophie. » Ne prenant pas à l'évidence la mesure de ce que signifie l'Europe et pour le monde l'avancée du nihilisme, qu'il préfère continuer à penser en termes de « crise » (krisis) appelant à son tour la mobilisation du discernement critique, Husserl n'a pas non plus envisagé que ce mouvement, cette force irrésistible puisse prospérer hors de l'Europe grâce à l'apport de la rationalité, fraîchement exportée sur d'autres continents : « Les forces brutes s'élancent dans le greffon », constatera en 1950 Ernst Jünger. Ne renonçant en effet ni à l'une (la modernisation) ni aux autres (leurs traditions), les « héritiers » de l'Europe pourraient donc cumuler les héritages tandis qu'elle devrait se contenter de voir fructifier une partie du sien au loin. Exprime-t-elle le besoin, le désir de se retrouver sur elle-même et sur l'héritage culturel qui a fait sa grandeur passée, que l'on ne manque pas de la rappeler à l'ordre, inscrit dans la rationalité à quoi l'on réduit alors sa culture, mise au défi de survivre contre ce qu'elle a elle-même engendré et qui la poursuit désormais comme un esprit vengeur : pourvoyeuse d'universalité, l'Europe a-t-elle encore le droit à une sorte d'intimité sacrée avec ce qui, dans son héritage, lui appartient en propre et qu'elle ne peut partager qu'en raison de la complicité, de la connivence unissant de par le monde tous les hommes de culture ? Il y aurait là tous les ingrédients d'une tragédie moderne si ne s'était imposé l'idée que ce soit là le juste retour des ambitions européennes passées, expansionnistes et colonisatrices ; et si les Européens, ces chevaliers de l'universel, ne s'étaient habitués à l'idée que ce qui est bon pour les autres ne l'est plus pour eux, et qu'ils doivent à tout prix se défendre d'être eux aussi modernes et « traditionnels » en protégeant, valorisant ce qui, dans leurs traditions culturelles, n'a pas forcément vocation à être exporté en raison de son universalité : leur manière par exemple d'habiter l'espace et de s'inscrire dans le temps, qui a modelé les paysages européens et leur a donné cette « urbanité » si particulière qui ne concerne plus seulement les villes mais les villages, et les rapports humains qu'on y entretient. Les étrangers par contre le savent et ne manquent pas de s'en délecter alors que les Européens tendent à s'en détourner, obsédés qu'ils sont par la crainte de démériter de l'universel.

Née sur le sol européen, la « vieille controverse » paraît ainsi l'avoir définitivement quitter pour se retrouver dramatisée en « choc des civilisations » tandis que l'Europe, qui n'a à l'évidence pas évalué l'importance de ce changement d'échelle et de plan, continue à prôner le consensus voulant que, pour coexister pacifiquement, les cultures aient à dialoguer. Or, le choc ne sera-t-il pas d'autant plus inévitable que l'on refusera de voir l'ampleur du fossé qui est en train de se creuser entre ceux qui croient aux vertus du dialogue et ceux qui n'y croient pas ? Fossé que l'on comble artificiellement en faisant dialoguer celles des cultures... qui s'entendent à peu près déjà. Une entente consensuelle à vrai dire surtout éviter le pire ! plus qu'un accord de fond quant à l'essentiel : comment préserver l'équilibre ou restaurer la mesure entre expansion des savoirs et « formation » de l'être humain selon un « type » qui pourrait être commun aux différentes cultures, à défaut de l'être d'emblée à l'humanité en fonction de l'a priori rationnel qu'affectionne la philosophie ? Aucune réponse n'est à ce jour en vue hormis de façon parodique à travers la figure du crétin planétaire, déculturé non plus par l'abus des études historiques comme temps encore héroïques où Nietzsche voyait venir le danger, mais par l'idéal consumériste et le sport qui en est l'avatar ludique.

L'Europe peut-elle donc sauver l'unicité de son héritage sans s'être posé cette question ? Se l'être posée en ne prenant pas seulement en compte les contre-performances des dispositifs éducatifs et culturels qui sont les siens, mais en pensant au type d'humanité dont ils ambitionnent de favoriser l'émergence : « Dans les sciences de l'esprit, dans les sciences  de l'homme et de la société, l'importance de la "formation" correspond à l'importance de l'expérimentation dans les sciences de la nature », disait Gadamer, constatant combien la philosophie se révélait de plus en plus impuissante à réguler les tensions intervenues entre les multiples émanations de la « force créatrice de l'esprit » (science, art, religion), et a fortiori entre les cultures dont elle ne peut plus ignorer l'existence mais dont elle délègue l'étude à l'anthropologie. Comment le pourrait-elle encore d'ailleurs, quand c'est la conception grecque de l'homme comme animal rationale qui est depuis plus d'un siècle en crise ? Comment l'oserait-elle encore depuis que l'ambition totalitaire de façonner un homme nouveau sur un modèle unique a jeté l'opprobre sur toute régulation autoritaire de ce type ? Prise en tenaille entre sa méfiance à l'endroit de tout élitisme supposé porteur de « philistinisme culturel », et son alignement implicite sur le néo-totalitarisme technologique issu de la rationalité scientifique, la philosophie semble avoir bel et bien renoncé à piloter une nouvelle « formation » de l'humanité : « Aucun professeur moderne ne montrerait en chaire avec la prétention de faire de ses auditeurs des hommes de bien  il se ferait rire au nez », constatait non sans nostalgie Jan Patočka.

La réflexion conduite par le philosophe tchèque dans les années 1970 est à cet égard un relais important car la prise en compte de certains enjeux mondiaux contemporains s'inscrit chez lui dans une tradition de pensée résolument fidèle à l'héritage européen dont l'unicité pourrait se trouver par là même mieux comprise et renforcée. La lucidité étant l'une des qualités éminentes cultivés par cet héritage, Pato
čka n'a pas manqué de pronostiquer, bien avant Huntington, que « les nations émergentes feront entrer la révolution dans leur traditions et lui imprimeront leur propre style ». Un style qui pourrait bien contrarier, dénaturer les raisons pour lesquelles fut exportée ladite révolution. Mais la lucidité se révèle souvent moins tranchante lorsqu'elle s'exerce sur la sphère de vie et de pensée à laquelle on appartient soi-même. La position des philosophes à l'endroit du « déclin de l'Occident » étant pour une large part déterminée par leur vision du devenir de la rationalité occidentale, Patočka ne fait pas exception à la règle et se pose à la fois en continuateur de Husserl et en herméneute interrogeant inlassablement la tradition platonicienne. Méditant en 1936 sur le télos auquel doit demeurer fidèle l'Europe pour « sauver l'honneur » du rationalisme, Husserl fut parfaitement conscient du danger menaçant de l'intérieur la ratio. Pas au point toutefois d'envisager que la rationalité occidentale puisse être instrumentalisée par certaines traditions culturelles préparant ainsi avec son aide de dangereux cocktails dont personne ne sait quand ils vont exploser. Avertie des ravages causés sur son propre sol par l'instrumentalisation de la raison, l'Europe aurait pu il est vrai se douter qu'il puisse en être de même ailleurs, et avec d'autant plus de violence que la rationalité y serait considérée comme un appareillage purement technique, sans ancrage émotionnel et affectif dans les traditions culturelles soigneusement préservées qui l'auraient annexée. Bien qu'elle s'en défende par crainte d'en corrompre la pureté, l'Europe continue à avoir pour la rationalité née sur son sol un véritable attachement ; et si celui-ci l'égare quand il se mue en croyance aveugle, c'est aussi lui qui, comme tout sentiment véritable, peut la retenir d'en faire un jour un pire usage que ce ne fut déjà le cas dans son passé récent.

Connaissant tous ces risques pour les avoir approchés à travers le communisme,
Patočka repousse fermement le spectre d'un irréversible déclin européen par un acte de foi, par une sorte de nouvelle alliance avec la ratio en vue d'une Europe d'« après l'Europe », renaissant de cette catastrophe spirituelle : « La raison européenne traverse ces péripéties en changeant plutôt ses masques que son essence. » En un sens donc, Patočka continue bien à penser que l'Europe a pour destin d'offrir à l'humanité un sens de l'universel qui, né en Grèce, ne lui appartient pourtant pas en propre. Mais il est tout aussi conscient qu'elle ne le pourra que si elle parvient à retrouver foi en elle-même, faute de quoi cette nouvelle alliance sera tôt ou tard elle aussi instrumentalisée. Le rôle d'un philosophe n'étant pas de se transformer en géopoliticien, l'apport de Patočka se révèle plutôt décisif lorsqu'il aborde de front la question qui traverse et nourrit toute son œuvre: que pouvons-nous encore, nous autre Européens, nous réapproprier pour que l'héritage de l'Europe demeure aussi le nôtre ? Si l'universalisme abstrait que l'Europe a si longtemps exporté est désormais rejeté par les puissances qui entendent fabriquer elles-mêmes l'alliage qui leur permettra de dominer comme elles l'espèrent la scène mondiale, un « retour sur soi » s'impose par contre à l'Europe, une trêve « civilisationnelle » en somme, qui lui permette de récupérer ses propres forces avant de pouvoir être éventuellement le fer de lance d'une « nouvelle formation de l'humanité » en proposant au monde une universalité lavée des soupçons pesant sur son passé.

L'Europe se doit de d'autres termes de repenser sa propre « formation » en interrogeant patiemment son héritage ; et ce que
Patočka dit y avoir découvert fait figure de perle rare dont les Européens retrouveront l'usage dès qu'ils seront parvenus à s'en réapproprier le sens et à le faire à nouveau en eux et à eux-mêmes fructifier : « Le souci de l'âme signifie : la vérité n'est pas donnée une fois pour toutes, elle n'est pas non plus l'affaire d'un simple acte d'intelligence et de prise de conscience, mais une praxis continue l'examen, de contrôle et d'unification de soi-même, qui engage et la vie et la pensée. »Si l'âme est bien « ce qui en l'homme est capable de vérité », la grandeur de Platon, et avec lui tout le monde grec, fut de n'avoir jamais dissocié découverte du vrai Patočka parle à maintes reprises du « regard dans ce qui est » – et formation de soi par une paideia dont l'âme est l'infatigable instigatrice. La trouvaille est bien mince, penseront sans doute certains, au regard des grandes questions contemporaines, tandis que d'autres craindront de découvrir dans ce souci l'appel à un réveil d'ordre « spiritualiste », au sens où l'entendit par exemple Hermann von Keyserling voyant dans la culture « une forme de la vie, en tant d'expression immédiate de l'esprit » ; et dans l'esprit « le "principe du Sens" dans l'homme, l'origine de toute création, de toute forme, de toute initiative, de toute transmission et, subjectivement, de toute compréhension ». La force de l'intuition visionnaire de Patočka est pourtant là : dans la certitude que Platon a bien encore quelque chose à enseigner aux Européens, invités par lui à reprendre soin de leur âme, trop longtemps délaissée au profit des grands travaux spéculatifs accomplis pour le bien supposé de l'humanité. vient un moment où c'est l'humanité qui a besoin d'être soignée en chacune des âmes européennes qu'elle a désertée : « Retour amont », comme disait René Char.

C'est aussi l'âme, telle que la conçut la tradition philosophique issue de Platon, est moins une substance extrêmement ténue dotée d'immortalité qu'une force de dégagement inlassable et continue dont se prévaut toute tradition. Elle seule peut donc redonner aux Européens un sens de la continuité fracturé par la modernité. Elle seule peut faire que cet héritage retrouvé se déploie à nouveau en universalité : quel homme sur terre n'aspire pas à conserver ou retrouver son âme ? Ce nouveau parti universaliste proposé par
Patočka n'est pas pour autant gagné car, si l'âme est bien en chaque homme une force d'insoumission aux contingences temporelles, le soin qu'on lui doit reste dans es formes marqué par le paysage culturel au sein duquel il a été ou non décidé de faire de ce souci un objectif premier. Peut-on réhabiliter le soin porté à l'âme sans devoir aussi s'interroger sur les formes sous lesquelles cet idéal pourrait être en Europe remis en chantier ? Or, quel philosophe oserait aujourd'hui encore affirmer face au monde que la Grèce a été la « paideia de l'humanité » (Jaeger) s'il est avéré que le type d'homme qu'elle a contribué à façonner ne peut plus servir de modèle au reste de l'humanité ? Tout philosophe est aujourd'hui tiraillé – et cela se ressent chez Patočka – entre sa fidélité aux Grecs dont il sait avoir hérité les raisons qu'il a de philosopher, et la certitude acquise au contact du monde qu'il ne peut plus proposer à l'humanité un idéal-type par lequel elle ne se sent pas ou plus totalement concernée : « Le chef-d’œuvre des Grecs fut l'Homme ; les premiers, ils comprirent qu'éducation signifie modelage du caractère humain selon un idéal déterminé. (...) Mais qu'est-ce que l'homme idéal ? C'est le type universellement valable d'humanité auquel tous les êtres humains sont tenus de ressembler. » Quelle autre issue à ce dilemme que de prendre acte de ce qu'enseigne l'empiricité, au risque d'y perdre son titre de philosophe, ou de devoir comme Heidegger repenser le fondement même de l'humanisme européen hérité des Grecs ? Ce que ne fait pas Patočka, demeuré sur ce point plus fidèle à Husserl et à Platon qu'à l'écoute de Heidegger vers lequel auraient pourtant dû le porter ses intuitions premières.

De même se demande-t-on souvent, lisant cette fois-ci Jean-François Mattéi, si le vide qui est aujourd'hui celui du regard européen, aveugle à son identité propre comme à la culture qu'il a contribué à édifier, tient vraiment à la perte de sa dimension « transcendantale »
– perte de l'héritage platonicien et kantien donc – ou à ce que ce type de regard, porteur d'une espérance quasi messianique, comportait aussi en lui une menace de déréliction, de perversion qu'il n'a pas su à temps conjurer : comment, sans cela, se serait-il vidé de son acuité, de sa perspicacité ? N'était-ce pas un leurre de supposer que l'inquiétude caractérisant ce regard puisse être indéfiniment calmée par le franchissement des limites et l'exploration des lointains ? N'est-ce pas pour avoir privilégier un aspect plutôt que l'autre de l'activité théorique – l'abstraction spéculative au détriment de la contemplation sereine – que l'âme a cessé d'être en souci d'elle-même ? N'était-il pas dès lors inévitable, l'épuisement de ce regard dont la percée, devenant chaque jour plus incisive, plus tranchante, plus indiscrète aussi, se poursuivait à l'infini sans se donner les moyens d'un retour vers le plus familier, le plus humain ? De cette capacité de retour naissent pourtant les œuvres de culture, livrées à la contemplation des humains. N'est-ce pas enfin ce regard qui, s'abandonnant à sa propre démesure, a contribué à façonner un type d'homme, moderne et européen, devenu incapable de se situer entre le proche et le lointain ?

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Françoise Bonardel Des héritiers sans passé, 2010
Chapitre 7 : Vers une mutation typologique
L'Europe sauvée par sa culture ?
Les Éditions de la transparence, p. 165-171.

 

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