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Dominique Venner : « Du nihilisme à la tradition »

dominique venner,nihilisme,traditionChaque peuple porte une tradition, un royaume intérieur, un murmure des temps anciens et du futur. La tradition est ce qui persévère et traverse le temps, ce qui reste immuable et qui toujours peut renaître en dépit des contours mouvants, des signes de reflux et de déclin.

Réponse naturelle au nihilisme, la tradition ne postule pas le retour à un passé mort. Elle ne plaide pas pour les quenouilles ou les calèches. Elle ne postule pas une théorie politique ou sociale. Elle est ce qui donne un sens à la vie et l'oriente. Elle porte en elle la conscience du supérieur et de l'inférieur, du spirituel et du matériel.

La tradition pérenne d'un peuple ne se confond pas avec les traditions, même si les coutumes portent parfois une part de l'authentique tradition. Celle-ci est l'expression la plus haute et quasi « divine » d'une grande communauté charnelle et historique. Elle est son être éternel. Elle lui donne ses principes, ses vérités permanentes, capables de traverser les fluctuations temporelles.

Elle plonge dans l'histoire, mais elle est au-delà et en deçà. Elle n'est pas antérieure par la chronologie. Le primordial n'est pas le primitif. Il s'appréhende dans la durée. La tradition est une strate profonde, une assise spirituelle, un cadeau des dieux. Pas plus que le langage, elle n'est une création volontaire.

Sans que nous le sachions, elle continue de vivre en nous. Comme un leitmotiv musical, elle est le thème conducteur. Elle est fondatrice. Elle est ce qu'il y a de plus ancien et de plus proche. Elle est la traduction d'une façon unique d'être des hommes et des femmes devant la vie, la mort, l'amour, le destin. Elle porte les principes qui transcendent la vie, les pensées et les actes.

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L'essence du nihilisme

La domination universelle du nihilisme fait qu'un Européen conscient de sa tradition 
– un traditioniste donc – se trouvera des points d'accord et de complicité avec des Chinois, des Hindous, des Africains qui pensent et vivent également selon leur tradition spécifique. En dépit de tout ce qui les différencie, ils ont en commun de ne pas croire aux illusions du Progrès.

dominique venner,nihilisme,traditionSi la tradition fait bon ménage avec des progrès spécifiques, elle se gausse de la religion du progrès et de sa croyance en une amélioration constante de l'humanité par la raison, la science et le « développement ». Ce en quoi elle rejoint les tendances les plus modernes. On a découvert par exemple que, si les Sioux et les Cheyennes d'autrefois n'avaient pas inventé le chemin de fer, ils possédaient par contre une sagesse leur commandant de ne pas saccager la nature ni de massacrer les bisons. De là, on peut induire que la sagesse se place plus haut dans l'ordre de la transcendance que les chemins de fer. Ce qui revient à dire que la spiritualité liée à la sagesse 
– autres mots pour la tradition – devrait inspirer les choix de la vie, de préférence à la logique matérialiste et provisoire des chemins de fer.

Si une telle réflexion est à prendre au sérieux, c'est qu'elle éclaire la fonction de la tradition, son rôle générateur qui est  de donner du sens Politique, science, création artistique, et même religion, n'ont pas en elles leur finalité. Au sein de chaque culture, tant que règne l'harmonie, ces catégories prennent leur sens par rapport à la finalité supérieure de la tradition.

Le contraire de la tradition, n'est pas la « modernité », notion confuse et limitée, mais le nihilisme. Nietzsche définissait celui-ci comme la conséquence de la mort de Dieu, ce qui était restrictif. Il serait plus exact de parler de la disparition du sacré dans la nature, la vie, l'amour, le travail, l'action. Autrement dit la disparition du sens qui hiérarchise les valeurs de vie, en plaçant ce qui est supérieur au-dessus de ce qui est inférieur. [...]

dominique venner,nihilisme,traditionJünger a suggéré que, pour se représenter le nihilisme, il faut moins songer à des poseurs de bombes ou à de jeunes activistes lecteurs de Nietzsche, qu'à des hauts fonctionnaires glacés, des savants ou des financiers dans l’exercice de leur fonction. Le nihilisme n'est rien d'autre en effet que l'univers mental requis par leur état, celui de la rationalité et de l'efficacité comme valeurs suprêmes. Dans le meilleur des cas, il se manifeste par la volonté de puissance et, le plus souvent, par la plus sordide trivialité. Dans le monde du nihilisme, tout est soumis à l'utilitaire et au désir, autrement dit à ce qui est, qualitativement, inférieur. Le monde du nihilisme est celui qui nous a été fabriqué. C'est le monde du matérialisme appliqué, la nature transformée en poubelle, l'amour travesti en consommation sexuelle, les mystères de la personnalité expliqués par la libido, et ceux de la société étudiés par la lutte des classes, l'éducation ravalée en fabrique de spécialistes, l'enflure morbide de l'information substituée à la connaissance, la politique rétrogradée en auxiliaire de l'économie, le bonheur ramené à l'idée qu'en donne le tourisme de masse, et, quand les choses tournent mal, la glissade sans frein vers la violence. Ce paysage est cependant parsemé de nombreux îlots préservés – y compris, bien entendu, chez des hauts fonctionnaires, des savants et des financiers, prouvant la perpétuelle aptitude à renaître de la tradition.

[...]

Habiter un monde et s'y enraciner

S'il appartient aux hommes de donner un sens à ce qui n'en aurait pas sans eux, ils ne sont pas dotés pour autant du pouvoir de s'affranchir de leur existence spécifique. L'utopie de l'autonomie du « sujet » par la raison, de l'émancipation des liens et des normes, a engendré les résultats brillants que l'on sait. L'individualisme moderne avait prétendu faire de l'homme un être autonome, autosuffisant, libre de toute attache cosmique, ethnique et même sexuée, un égal parmi les égaux. On a vu ! Ayant perdu la protection rassurante des anciennes communautés et des anciennes croyances, l'individu roi est tôt ou tard saisi par l'effroi du vide et par l'angoisse. Il se réfugie alors dans les stupéfiants de la consommation et l'hypertrophie d'un « moi » asservi à ses désirs.

L'expérience concluante du nihilisme enseigne a contrario qu'être homme c'est être de quelque part, appartenir à une lignée, à une tradition, parler et penser  dans une langue antérieure  à toute mémoire, que l'on reçoit à son insu et qui forme la perception de façon définitive. Être homme c'est habiter un monde et s'y enraciner. Nos racines, nos liens ancestraux, ceux de la culture et des valeurs nous font hommes et femmes réels, liés à la nature, héritiers sans mérite,  dotés d'une identité, même quand nous la refusons.

dominique venner,nihilisme,traditionPour tout homme non dénaturé, le centre du monde est son pays, c'est-à-dire un territoire, un peuple, une histoire, une culture et des représentations à nuls autres comparables ou réductibles. Ce pays est l'effet d'un choix pour celui qui est déchiré entre plusieurs origines. Maurice Barrès, chantre de l'enracinement, était de famille auvergnate, mais il s'est voulu lorrain. Les migrations de notre portée, ce qui ne va pas sans drames ni douleurs. Dans l'un de ses livres, Jean Raspail évoque ainsi une île des Antilles où furent éliminés les Indiens caraïbes, victimes des microbes européens et des métissages avec les anciens esclaves noirs. Pourtant, certains métis dans les veines de qui coulent quelques gouttes du sang caraïbes, se réclament de cet héritage et, pathétiquement, le maintiennent dans leur cœur. On objectera qu'il ne suffit pas de se vouloir caraïbe pour l'être. Au moins est-on quelque chose. Et quand bien même le support serait imaginaire, il aide à vivre.

Il aide aussi à répondre à la question fondamentale entre toutes : qui sommes nous ? A cette question éternelle, les hommes et les peuples répondent par ce qui compte le plus pour eux. « Ils se définissent en termes de lignage, de religion, de langue, d'histoire, de valeurs. »

Il n'est pas nécessaire de s'opposer à d'autres pour être conscient de soi, bien que l'on ne s'affirme jamais tant qu'en s'opposant. On ressent également d'autant mieux la chaleur du clan si l'on se trouve placé sous la menace d'un ennemi. A croire que celui-ci est nécessaire au bien-être moral autant que l'ami, et pas seulement pour favoriser la manifestation d'une identité. On peut faire confiance à la fortune pour prodiguer de tels bienfaits. Les peuples vivent rarement dans l'isolement, condition véritable de la paix. Dès que se côtoient leurs territoires ethniques, économiques ou spirituels, le conflits surgit. Et les hommes en sont rarement maîtres. C'est pourquoi imputait aux dieux la cause de la guerre.

[...]

Vivre selon notre tradition

Le désir de vire notre propre tradition sera ressenti à l'avenir avec d'autant plus de force que s'aggravera le chaos du nihilisme. Pour se retrouver, l'âme européenne, si souvent tendue vers  les conquêtes et l'infini, est vouée à faire retour sur elle-même par un  effort d'introspection et de connaissance. Sa part grecque et apollinienne, si riche, offre un modèle de sagesse dans la finitude, dont l'absence sera toujours plus douloureuse. Mais cette douleur est  nécessaire. Il faut passer par la nuit avant d'accéder à la lumière.

Pour les Européens, vivre selon leur tradition suppose d'abord un éveil de la conscience, une soif de vraie spiritualité qui s'exerce par la réflexion personnelle au contact d'une pensée supérieure. Le niveau d'instruction n'est pas une barrière. « Savoir beaucoup de choses, disait Héraclite, n'instruit pas l'intelligence. » Et il ajoutait : « A tous les hommes il est accordé de se connaître. L'austérité n'est pas de règle. Xénophane de Colophon donnait même cette recette agréable : « C'est au coin du feu, en hivers, allongé sur un lit bien douillet, après un bon dîner, en buvant du vin doux et en grignotant des pois chiches grillés, qu'il faut se poser ces questions : Qui es-tu ? D'où viens-tu ? » Plus exigeant, Épicure recommandait deux exercices : tenir un journal et s'imposer un examen de conscience quotidien. C'est ce que pratiquèrent les stoïciens. avec les Pensées de Marc Aurèle, ils nous ont légué le modèle de tous les exercices spirituels.

dominique venner,nihilisme,traditionPrendre des notes, lire, relire, apprendre, répéter quotidiennement quelques aphorismes d'un auteur à la tradition, voilà qui donne un appui. Homère ou Aristote, Marc Aurèle ou Épictète, Montaigne ou Nietzsche, Evola ou Jünger, bien d'autres encore. La seule règle est de choisir ce qui tire vers le haut en éprouvant du plaisir au texte.

Vivre selon la tradition, c'est se conformer à l'idéal qu'elle incarne, cultiver l'excellence par rapport à sa nature, retrouver ses racines, transmettre l'héritage, être solidaire des siens. Cela veut dire également chasser de soi le nihilisme, même si l'on sacrifie en apparence aux normes pratiques d'une société qui lui est asservie par le désir. Cela implique une certaine frugalité afin de se limiter pour se libérer des chaînes de la consommation. Cela signifie encore donner une forme à son existence en se prenant pour juge exigeant, le regard tourné vers la beauté réveillée de son cœur, plus que vers la laideur d'un monde en décomposition.

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Dominique Venner, Histoire et tradition des Européens, 2002
Extraits du chapitre 2 : Du nihilisme à la tradition
Édition du Rocher, p. 15-49.

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