Là où la tradition conserva toute sa force, la dynastie ou succession de rois ayant reçu le sacre, représenta donc un axe de lumière et d’éternité dans le temps, la présence victorieuse du supramonde dans le monde, la composante « olympienne » qui transfigure l’élément démonique du démos et donne un sens supérieur à tout ce qui est État, nation et race. Et même dans les couches les plus basses, le lien hiérarchique créé par un rattachement conscient et viril constituait un moyen d’avancement et de participation.
De fait, même la simple loi, émanée d’en haut et investie d’une autorité absolue, était, pour ceux qui ne pouvaient allumer eux-mêmes le feu surnaturel, une référence et un soutien au-delà de la simple individualité humaine. En réalité, l’adhésion intime, libre et effective de toute une vie humaine aux normes traditionnelles, même en l’absence d’une pleine compréhension de leur dimension interne susceptible de la justifier, agissait de telle sorte que cette vie acquérait objectivement un sens supérieur : à travers l’obéissance et la fidélité, à travers l’action conforme aux principes et aux limites traditionnelles, une force invisible la modelait et la situait sur la même direction que celle de cet axe surnaturel, qui chez les autres – le petit nombre au sommet – vivait à l’état de vérité, de réalisation, de lumière.
Ainsi se formait un organisme stable et animé, constamment orienté vers le supramonde, sanctifié en puissance et en acte selon ses degrés hiérarchiques, et ceci dans tous les domaines de la pensée, du sentiment, de l’action et de la lutte. C’était dans ce climat que vivait le monde de la Tradition. Toute la vie extérieure était un rite, c’est-à-dire un mouvement d’approche, plus ou moins efficace selon les individus et les groupes, vers une vérité que la vie extérieure, en soi, ne peut donner mais permet, si elle est vécue saintement, de réaliser partiellement ou intégralement. Ces peuples vivaient la même vie qu’ils avaient vécue depuis des siècles ; ils se servaient de ce monde comme d’une échelle pour arriver à se libérer du monde. Ces peuples pensaient saintement, agissaient saintement, aimaient saintement, haïssaient saintement, se tuaient saintement – ils avaient sculpté un temple unique dans une forêt de temples, à travers laquelle grondait le torrent des eaux, et ce temple était le lit du fleuve, la vérité traditionnelle, la syllabe sainte dans le cœur purifié »1.
A ce niveau, sortir de la Tradition signifiait sortir de la vraie vie ; abandonner les rites, altérer ou violer les lois, confondre les castes ; rétrograder du cosmos dans le chaos, retomber sous le pouvoir des éléments et des totems – suivre la « voie des enfers », où la mort est une réalité, où un destin de contingence et de dissolution domine dans toutes choses.
Et cela était valable pour les individus que pour les peuples.
Il ressort de toutes les constatations historiques que les civilisations sont destinées, comme l’homme, après une aurore et une période d’essor, à déchoir et à disparaître. On a cherché à découvrir la loi qui préside à un tel destin : la cause du déclin des civilisations. Cette cause ne pourra jamais être trouvée dans le monde extérieur, ne pourra jamais être définie par des facteurs purement historiques et naturels.
Parmi les divers auteurs, Gobineau est peut-être celui qui a su le mieux montrer l’insuffisance de la majeure partie des causes empiriques, adoptées pour expliquer le crépuscule des grandes civilisations. C’est ainsi qu’il nous fait voir, par exemple, qu’une civilisation ne s’écroule point pour le seul fait que sa puissance politique a été brisée ou bouleversée. « La même sorte de civilisation, persiste parfois sous une domination étrangère, défie les événements les plus calamiteux, alors que, d’autres fois, en présence de mésaventures obscures, elle disparaît »2. Ce ne sont pas même les qualités des gouvernements, en un sens empirique – c’est-à-dire administrativo-organisateur – qui ont une grande influence sur la longévité des civilisations : de même que les organismes, celles-ci – observe toujours Gobineau – peuvent même résister longtemps tout en souffrant d’affections désorganisatrices. L’Inde et, davantage encore, l’Europe féodale, se caractérisent précisément par un « pluralisme » évident, par l’absence d’une organisation unique, d’une économie et d’une législation unifiée, – facteurs d’antagonismes toujours renaissants – et offrent l’exemple d’une unité spirituelle, de la vie d’une tradition unique. On ne peut même pas attribuer la ruine des civilisations à ce que l’on appelle la corruption des murs, au sens profane, moraliste et bourgeois, du terme. Elle peut être, tout au plus, un effet ou un signe : elle n’est jamais la véritable cause. Dans la plupart des cas, il faut reconnaître, avec Nietzsche, que là où l’on commence à se préoccuper d’une « morale », là, il y a déjà décadence3 : le mos des anciens « âges héroïques » dont parle Vico n’a jamais eu à voir avec des limitations moralistes. La tradition extrême-orientale, en particulier, a bien mis en lumière l’idée que la morale et la loi en général (au sens conformiste et social) apparaissent là où l’on ne connaît plus la « vertu » ni la « Voie » : « perdue la Voie, reste la vertu, perdue la vertu, reste l’éthique ; perdue l’éthique, reste le droit ; perdu le droit, reste la coutume. La coutume n’est que l’aspect extérieur de l’éthique et marque le début de la décadence »4.
Quant aux lois traditionnelles, du fait que leur caractère sacré et leur finalité transcendante leur conféraient une valeur non humaine, elles ne pouvaient en aucune manière être ramenées au plan d’une morale, au sens courant du terme. L’antagonisme des peuples, l’état de guerre, ne sont pas non plus, en eux-mêmes, susceptibles de causer la ruine d’une civilisation : l’idée du péril, comme celle de la conquête, peut au contraire ressouder, même matériellement, les mailles d’une structure unitaire, raviver une unité spirituelle dans ses manifestations extérieures, alors que la paix et le bien-être peuvent conduire à un état de tension réduite, qui facilite l’action des causes les plus profondes d’une possible désagrégation5.
Devant l’insuffisance de ces explications, on invoque parfois l’idée de la race. L’unité et la pureté du sang seraient à la base de la vie et de la force d’une civilisation ; le mélange du sang serait la cause initiale de sa décadence. Mais il s’agit, là encore, d’une illusion : une illusion qui rabaisse en outre l’idée de civilisation au plan naturaliste et biologique, puisque c’est plus ou moins sur ce plan que l’on conçoit aujourd’hui la race. Envisagés sous cet angle, la race, le sang, la pureté héréditaire du sang, ne sont qu’une simple « matière ». Une civilisation au sens vrai du terme, c’est-à-dire traditionnel, ne prend naissance que lorsque, sur cette matière, agit une force d’ordre supérieur et surnaturel et non plus naturelle : la force à laquelle correspond précisément une suprême fonction « pontificale », la composante du rite, le principe de la spiritualité en tant que fondement de la différenciation hiérarchique. A l’origine de toute civilisation véritable il y a un fait « divin » (le mythe de fondateurs divins a été commun à toutes les grandes civilisations) : c’est pourquoi aucun facteur humain ou naturel ne pourra en rendre vraiment compte. C’est à un fait du même ordre, mais de sens opposé, dégénérescent, que sont dus l’altération et le déclin des civilisations. Quand une race a perdu le contact avec ce qui, seul, possède et peut donner la stabilité – avec le monde de l’« être » ; quand donc se trouve aussi déchu en elle ce qui en constitue l’élément le plus subtil, mais en même temps le plus essentiel, à savoir la race intérieure, la race de l’esprit, vis-à-vis de laquelle la race du corps et de l’âme ne sont que des manifestations et des moyens d’expression6 – alors les organismes collectifs dont elle s’est formée, quelles que soient leur grandeur et leur puissance, descendent fatalement dans le monde de la contingence : ils sont à la merci de l’irrationnel, du variable, de l’« historique », de ce qui est conditionné par le bas et par le dehors.
Le sang, la pureté ethnique, sont des éléments qui, même dans les civilisations traditionnelles, ont leur valeur : valeur qui n’est pourtant pas de nature à justifier l’emploi, pour les hommes, des critères en vertu desquels le caractère de « pur sang » décide péremptoirement des qualités d’un chien ou d’un cheval – comme l’ont affirmé, à peu de chose près, certaines idéologies racistes modernes. Le facteur « sang » ou « race » a son importance, parce que ce n’est pas dans le mental – dans le cerveau et dans les opinions de l’individu – mais dans les forces les plus profondes de vie que les traditions vivent et agissent en tant qu’énergies typiques et formatrices7. Le sang enregistre les effets de cette action, et offre de ce fait, à travers l’hérédité, une matière déjà affinée et préformée, permettant qu’au long des générations des réalisations semblables aux réalisations originelles soient préparées et puissent se développer de façon naturelle et presque spontanée. C’est sur cette base – et sur cette base seulement – que le monde de la Tradition, comme on le verra, reconnut souvent le caractère héréditaire des castes et imposa la loi endogamique. Mais, si l’on considère la Tradition là où le régime des castes fut précisément le plus rigoureux, c’est-à-dire dans la société indo-aryenne, le simple fait de la naissance, bien que nécessaire, n’était pas jugé suffisant : il fallait que la qualité virtuellement conférée par la naissance fût actualisée par l’initiation. Ainsi que nous l’avons déjà indiqué, on allait jusqu’à affirmer dans le Mânavadharmacâstra que l’ârya lui-même, jusqu’à ce qu’il soit passé par l’initiation ou « seconde naissance », n’est pas supérieur au cûdra. De même, trois différenciations spéciales du feu divin servaient d’âmes aux trois pishtra iraniens les plus élevés dans la hiérarchie, et, l’appartenance définitive à ceux-ci était confirmée également par l’initiation. Ainsi, même dans ces cas, il ne faut pas perdre de vue la dualité des facteurs, il ne faut jamais confondre l’élément formateur avec l’élément formé, le conditionnant avec le conditionné. Les castes supérieures et les aristocraties traditionnelles, et, d’une façon plus générale, les civilisations et les races supérieures – celles qui, par rapport aux autres, ont la même position que les castes ayant reçu une consécration par rapport aux castes plébéiennes des « fils de la Terre » ─ ne s’expliquent pas par le sang, mais à travers le sang, par quelque chose qui va au-delà du sang lui-même et qui possède un caractère métabiologique.
Lorsque ce « quelque chose » a vraiment de la puissance, quand il constitue le noyau le plus profond et le plus solide d’une société traditionnelle, alors une civilisation peut se maintenir et se réaffirmer en face de mélanges et d’altérations ethniques qui ne présentent pas un caractère nettement destructeur – elle peut même réagir sur les éléments hétérogènes, les former, les réduire graduellement à son type ou se retransplanter elle-même, en tant, pourrait-on dire, que nouvelle unité explosive. Même dans les temps historiques, des exemples de ce genre ne manquent pas : la Chine, la Grèce, l’Islam. Lorsque la racine génératrice « d’en haut » n’est plus vivante dans une civilisation, et que sa « race de l’esprit » est prostrée ou brisée, ce n’est qu’alors – parallèlement à sa sécularisation et à son humanisation – que son déclin commence8. Dans cette situation diminuée, les uniques forces sur lesquelles il est encore possible de compter sont celles d’un sang qui, par race et instinct, porte encore en lui, ataviquement, comme l’écho et l’empreinte de l’élément supérieur disparu : et c’est de ce seul point de vue que la thèse « raciste » de la défense de la pureté du sang peut avoir une raison d’être – à tout le moins pour empêcher, du moins pour retarder l’issue fatale du processus de dégénérescence. Mais prévenir vraiment cette issue est impossible sans un réveil intérieur.
On peut se livrer à des considérations analogues au sujet de la valeur et de la force des formes, des principes et des lois traditionnels. Dans un ordre social traditionnel il faut qu’il y ait des hommes chez qui le principe sur lequel s’appuient, par degrés, les diverses organisations, législations et institutions, sur le plan de l’ethos et du rite, soit vraiment agissant, ne soit pas seulement une forme extérieure, mais une réalisation spirituelle objective. Il faut, en d’autres termes, qu’un individu ou une élite soit à la hauteur de la fonction « pontificale » des seigneurs et des médiateurs des forces d’en haut. Alors, même ceux qui sont seulement capables d’obéir, qui ne peuvent assumer la loi qu’à travers l’autorité et la tradition extérieure, comprennent pourquoi ils doivent obéir et leur obéissance – comme nous l’avons dit – n’est pas stérile, car elle leur permet de participer effectivement à la force et à la lumière. De même qu’au passage d’un courant magnétique dans un circuit principal il se produit des courants induits dans d’autres circuits distincts, s’ils sont disposés synchroniquement – de même, chez ceux qui ne suivent que la forme, que le rite, mais d’un « cœur pur et fidèle », passe invisiblement quelque chose de la grandeur, de la stabilité et de la « fortune » qui se trouvent réunies et vivantes au sommet de la hiérarchie.
Alors la tradition est solide, le corps est un, et toutes ses parties se trouvent reliées par un lien occulte plus fort que les contingences extérieures. Mais quand n’existe plus au centre qu’une fonction qui se survit à elle-même, quand les attributions des représentants de l’autorité spirituelle et royale ne sont plus que nominales, alors le sommet se dissout, le soutien disparaît, la voie solaire se ferme9. Très expressive est la légende selon laquelle les gens de Gog et Magog – qui, ainsi que nous l’avons dit peuvent symboliser les forces chaotiques et démoniques freinées par les structures traditionnelles – s’insurgent au moment où ils s’aperçoivent que personne ne sonne plus les trompettes sur la muraille avec laquelle un empereur leur avait barré la route, que c’est seulement le vent qui produit désormais ce son. Les rites, les institutions, les lois et les coutumes peuvent encore subsister pendant un certain temps, mais leur signification est perdue, leur vertu est comme paralysée. Ce ne sont plus que des choses abandonnées à elles-mêmes, et, une fois livrées à elles-mêmes, sécularisées – elles s’effritent comme de l’argile desséchée en dépit de tous les efforts avec lesquels on cherche à maintenir de l’extérieur, donc par la violence, l’unité perdue ; elles se défigurent et s’altèrent chaque jour davantage. Mais tant qu’il en reste une ombre, et tant que subsiste dans le sang un écho de l’action de l’élément supérieur, l’édifice reste debout, le corps semble avoir encore une âme, le cadavre – selon l’image de Gobineau – chemine et peut encore abattre ce qu’il trouve sur son chemin. Quand le dernier résidu de la force d’en haut et de la race de l’esprit est épuisé dans les générations successives, il ne reste plus rien : aucun lit ne contient plus le torrent, qui se disperse dans toutes les directions. L’individualisme, le chaos, l’anarchie, l’hybris humaniste, la dégénérescence, font partout leur apparition. La digue est rompue. Même lorsque subsiste l’apparence d’une grandeur antique, il suffit du moindre choc pour faire crouler un État ou un Empire. Ce qui pourra le remplacer sera son inversion archimanique, le Léviathan moderne omnipotent, l’entité collective mécanisée et « totalitaire ».
De la préantiquité à nos jours, telle est l’« évolution » qu’il nous faudra constater. Comme nous le verrons, du mythe lointain de la royauté divine, régressant de caste en caste, on arrivera jusqu’aux formes sans visages de la civilisation actuelle, où se réveille, d’une façon rapide et effrayante, dans des structures mécanisées, le démonisme du pur démos et du monde des masses.
Julius Evola ─ Révolte contre le monde moderne (1934)
Chapitre 9 : Vie et mort des civilisations
Éditions de l'Homme, 1972.