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Julius Evola : « Le surnaturel dans le monde moderne »

julius evola,spiritualisme« C'est l'heure propice aux entreprises équivoques de toutes les fausses mystiques, qui mêlent curieusement le sensualisme matérialiste aux confusions spiritualistes. Car les forces spirituelles envahissent tout (...). On ne saurait dire que le monde moderne manque de surnaturel. On en voit apparaître de toutes espèces, de toutes variétés ; et le grand mal d'aujourd'hui, ce n'est plus le matérialisme, le scientisme, c'est une spiritualité déchaînée. Mais le vrai surnaturel ne s'en trouve pas davantage reconnu. Le "mystère" enveloppe tout, s'installe dans les sombres régions du Moi qu'il ravage, au centre de la raison qu'il chasse de son domaine. On est prêt à le réintroduire partout, sauf dans l'ordre divin où il réside réellement. »

Voilà ce qu'écrivait, dans un ouvrage déjà ancien et de valeur inégale, le catholique Henri Massis. Mais ce sont là des mots qui, de nos jours encore, sonnent juste. En effet, aujourd'hui encore, nombreux et florissants sont les groupes, les sectes et les mouvements qui se consacrent à l'occulte et au « surnaturel ». Ravivés par chaque aggravation de la crise du monde occidental, ces courants rassemblent un nombre important d'adhérents ─ c'est ainsi que le spiritisme, à lui seul, en a compté plusieurs millions. Des doctrines exotiques de toutes sortes sont importées, et plus elles fascinent. On est en droit d'affirmer que n'importe quelle mixture a sa place dans le récipient « spiritualisme » : adaptations du Yoga, variantes d'une confuse mystique, « occultisme » en marge des loges maçonniques, néo-rosicrucianisme, régressions naturalistes et primitivistes d'inspiration panthéiste, néo-gnosticisme et divagations astrologiques, parapsychologie, médiumnité, etc. ─ pour ne pas parler de ce qui est mystification pure et simple.


D'une manière générale, il suffit que quelque chose se détache de l'ordre de ce qu'on est convenu d'appeler normal, il suffit qu'il présente les caractères de l'insolite, de l'occulte, du mystique et de l'irrationnel pour qu'une importante fraction de nos contemporains s'y intéresse avec une facilité d'autant plus grande. Dernière venue, la « science » elle aussi s'y est mise : dans certaines de ses ramifications, telles la psychanalyse et la « psychologie des profondeurs », elle a souvent donné lieu à de troubles évocations dans les zones-frontières du Moi et de la personnalité consciente. On a assisté en outre au paradoxe suivant : pour pouvoir justifier et organiser ces disciplines « positives », certains de leurs représentants se sont livrés, hier, à un dénigrement systématique de toute vision du monde contenant des éléments suprasensibles ; mais ce sont aujourd'hui les mêmes qui, dans un secteur à part, s'abandonnent souvent à des formes de néo-spiritualisme. Alors, la réputation que leur sérieux s'est acquise dans leurs domaines de compétence est abusivement alléguée pour avaliser les formes en question, devenant ainsi un dangereux moyen de séduction et de propagande. Typique, à ce sujet, a été le rôle joué à l'égard du spiritisme par les physiciens Crookes et Lodge. Le constat s'impose : de larges secteurs du monde occidental exhalent un chaos spirituel qui le fait ressembler étrangement à l'univers asiatisé de la décadence hellénistique. Les Messies mêmes ne manquent pas, en tout genre et de tout calibre.

Mais il faut avant tout s'orienter et voir quelles sont les principales causes de ce phénomène.

Le premier trait saillant qui saute aux yeux, on serait tenté de le définir comme une tendance générale à l'évasion. Sous l'un de ses aspects, le néo-spiritualisme rentre incontestablement dans le domaine de tout ce par quoi l'homme contemporain cherche à s'évader du monde qui l'entoure, des formes étouffantes prises par la civilisation et la culture de l'Occident moderne, pour en arriver, dans les cas-limites, à l'usage de drogues, aux explosions d'anarchie, à la pandémie du sexe, à des formes de compensation névrotique variées et répandues.

A considérer les choses dans cette perspective, il faut admettre qu'il y a là des motivations dont on ne saurait méconnaître la légitimité partielle. Ce n'est pas un hasard si la naissance du néo-spiritualisme est contemporaine de l'affirmation de la vision matérialiste-positiviste de l'homme et du monde, de son côté blafard et démoralisant, à cela s'étant ajouté le rationalisme, la prétention de la raison abstraite de bannir ou d'enrégimenter tout ce qui relève des couches les plus profondes de l'être et du psychisme. Simultanément, il faut insister sur la carence des formes d'une civilisation traditionnelle au sens supérieur, capable de produire des ouvertures effectives vers le haut. Pour l'Occident, cela concerne surtout la religion qui a fini par s'y imposer, le christianisme ; et cela tient au fait que cette religion a cessé de se présenter comme quelque chose de vivant, d'offrir des points de référence pour une véritable transcendance. Elle s'est plutôt réduite, dans le cas du catholicisme, d'une part à un édifice théologico-dogmatique inerte, d'autre part à une dévotion confessionnelle et à un moralisme de caractère petit-bourgeois. Aussi a-t-on fini par parler de la « mort de Dieu » et par dire qu'il fallait « démythifier » la religion, le contenu efficace de celle-ci étant ramené à une pratique sociale (comme par exemple dans le cas du « christianisme athée »).

D'un côté, la religion positive a donc cessé de remplir sa fonction la plus haute, a semblé offrir bien peu à ceux qui cherchaient, fût-ce obscurément, non tant une « foi » et une domestication moraliste, bourgeoise et sociale, de l'animal humain, qu'une expérience spirituelle libératrice ; de l'autre, les maximes subversives des dernières idéologies en date ─ pour lesquelles le commencement et la fin de l'homme relèvent du seul plan terrestre, et dont l'objectif est la construction d'une société de la production et d'un bien-être de masse destiné, d'ailleurs, à devenir insipide et ennuyeux et dont le prix à payer implique de multiples conditionnements et mutilations de la personnalité ─, ces maximes ne pouvaient pas ne pas susciter, à terme, un phénomène de rejet et de rébellion.

Sauf lorsque interviennent des processus de dégradation fondamentale, au plus profond de la nature humaine le besoin de quelque chose d'« autre » et, à la limite, le besoin de surnaturel, subsiste. Il est impossible de l'étouffer au-delà d'un certain seuil chez tous les hommes. Ces derniers temps, l'étau s'est resserré, à cause des facteurs que nous venons de signaler. D'où, chez beaucoup, la tendance qui a cru trouver une satisfaction et un débouché dans tout ce que le néo-spiritualisme prétend offrir, avec, dans une certaine mesure, un caractère de chose nouvelle, avec des idées qui semblent ouvrir l'accès à une réalité plus vaste, non seulement dans le domaine théorique, mais surtout comme expérience spirituelle vécue. Le fait qu'on ait fini par reconnaître, au cours des dernières décennies et fût-ce de façon sporadique, l'existence d'un plan « extra-normal » comme manifestation d'énergies, de lois et de possibilités au-delà de celles admises pendant la précédente période positiviste, a souvent constitué un facteur supplémentaire de la tendance particulière à l'évasion dont nous désirons nous occuper.

Dernier facteur non négligeable à relever : la divulgation de doctrines d'origine essentiellement orientale, dont la connaissance était autrefois restreinte à une culture supérieure spécialisée, doctrines qui promettaient plus que ce que les religions positives occidentales depuis toujours, mais surtout leurs formes ultimes, affaiblies et même épuisées, semblaient offrir.

Telle est, en résumé, la conjoncture « situationnelle » à laquelle on peut rapporter la diffusion du néo-spiritualisme. Comme nous l'avons souligné en une autre occasion, celui-ci présente en général les caractères de ce qu'Oswald Spengler a appelé la « religiosité seconde », qui se manifeste non à l'époque lumineuse, originelle, d'une culture organique, qualitative et spirituelle et au cœur de celle-ci, mais au contraire en marge d'une civilisation crépusculaire, en voie de dissolution ─ dans le cas présent, il s'agit de ce que Spengler a nommé « le déclin de l'Occident », dont le néo-spiritualisme serait un symptôme typique.

Il faut maintenant fixer certains points de référence fondamentaux, avant de prendre position sur les variantes du néo-spiritualisme et sur tout autre courant proche de lui, avant aussi de procéder à une discrimination. A ce sujet, nous devons souligner que ce qui nous intéresse surtout dans le spiritualisme ne se ramène pas à des théories, mais englobe des tendances qui, parfois sans le savoir ou le vouloir, favorisant des évocations de forces de l'« autre rive », mettant des individus et des groupes en contact avec ces forces, et ce à travers la recherche de modalités extranormales de la conscience.

Notre point de vue suppose évidemment que ces influences et modalités ont une existence tout aussi indiscutable que les forces de la réalité physique et du psychisme ordinaire. D'une manière ou d'une autre, cela a toujours été reconnu dans toute civilisation normale et complète, et nié depuis quelques décennies par le seul « positivisme » occidental.

Mais de nos jours, il y a lieu d'aller plus loin qu'une simple reconnaissance en termes psychologiques ou, mieux, la psychiatrie et de la psychanalyse appliquée. Pour nous, ce plan « spirituel », il faut l'entendre, à l'inverse, en des termes ontologiques, donc précisément comme réalité. S'il n'en est pas ainsi, le problème du danger du « spirituel » (ou du spiritualisme) et de l'« extranormal » ne se pose pas, ou bien en arrive à revêtir un caractère assez banal. On pourrait alors parler des lubies, de la paranoïa et des délires d'esprits déséquilibrés et « timbrés » ─ toutes choses qui ne mériteraient pas qu'on s'en alarmât.

Il faut en fait partir de la personnalité au sens propre. Le contact avec le « spirituel » et l'affleurement de celui-ci peuvent représenter un risque fondamental pour l'homme, en ce sens qu'ils peuvent avoir pour effet une lésion de son unité intérieure, de cette possession de soi-même, de ce pouvoir de claire présence à soi-même, de vision claire et autonome, qui définissent précisément l'essence de la personnalité.

Sous sa forme actuelle, la personnalité, dans le monde des choses tangibles et mesurables, des pensées logiques à la forme nette, de l'action pratique et de ce qui, en général, est relié aux sens physiques et au cerveau, se trouve chez elle, en terrain connu. En revanche, dans l'univers du « spirituel », elle court un risque permanent, elle retourne à l'état problématique, car il n'y a plus, dans ce monde, aucun des appuis auxquels elle est habituée et dont elle a besoin, tant qu'elle demeure une personnalité conditionnée par un corps physique.

Ce n'est pas un hasard si bon nombre de ceux qui cultivent aujourd'hui le « spiritualisme » sont des êtres privés d'une personnalité prononcée (significatif est aussi, dans le phénomène qui nous occupe, le pourcentage important des femmes), tandis que ceux qui présentent les signes d'une personnalité forte et consciente s'en tiennent aux choses « positives », nourrissant pour le suprasensible une répulsion invincible, prête d'ailleurs à se forger toutes sortes d'alibis. Il faut comprendre que cette répulsion n'est que la manifestation inconsciente, chez eux, d'un instinct de défense spirituelle. Les personnalités plus faibles, chez lesquelles cet instinct fait défaut ou s'est émoussé, sont, inversement, les personnalités disposées à accueillir et à cultiver imprudemment des idées, tendances et évocations dont elles ne perçoivent pas le danger.

Ces personnes croient que quelque chose transcendant le monde auquel elles sont habituées est obligatoirement supérieur à celui-ci, renvoie à un état plus élevé. Dans la mesure où agit en elles le besoin de quelque chose d'« autre », la tendance à l'évasion, elles s'engagent sur n'importe quelle route, sans s'apercevoir que, souvent, elles entrent ainsi dans l'orbite de forces qui ne sont pas au-dessus, mais en-dessous de l'homme considéré comme personnalité.

Tel est le point fondamental : il faut voir bien clairement les situations où, en dépit de toute apparence et de tout masque, le néo-spiritualisme peut effectivement présenter un caractère régressif, celles aussi où le « spirituel » ne s'identifie pas au « surnaturel », mais bien à l'« infranaturel ». Cela, nous y insistons, vise d'abord le plan concret et existentiel, en dehors de toutes les confusions et déviations doctrinales et intellectuelles.

Pour se faire une idée des influences qui peuvent s'exercer lorsque cette ouverture se vérifie, ouverture vers le bas et non vers le haut, lorsqu'il y a déplacement descendant et non ascendant, il sera opportun de préciser ce qu'il faut entendre par « nature » dans un sens large et complet. Quand on parle de « nature » aujourd'hui, on pense en général au monde physique, que toute personne en état de veille connaît à travers les sens physiques, et qui est mesuré par les sciences exactes. En réalité, ce n'est là qu'un aspect de la nature, une image d'elle que s'est formée la personnalité humaine et qui n'est apparue qu'à un certain moment du développement historique de la personne humaine, en tant qu'expérience qu'expérience propre à celle-ci. Cette image, en fait, n'est pas propre à d'autres périodes et formes possibles d'existence. L'homme perçoit la nature dans les formes ainsi définies de la réalité physique parce qu'il s'est détaché de cette nature, parce qu'il s'en est libéré, au point de la percevoir à la fin comme extérieure, comme « non-Moi ». Mais la nature en soi n'est pas cette apparition dans l'espace : on ne la saisit que lorsque cette impression d'extériorité, précisément, s'atténue, l'état de la conscience lucide de veille s'atténuant corrélativement pour laisser place à des états où objectif et subjectif, « dedans » et « dehors » se confondent. alors s'ouvre la porte des premiers domaines d'un monde « invisible » et « psychique » qui, pour être tels, ne cessent pas d'être « nature », sont même éminemment « naturels », et aucunement « surnaturels ». Grâce à l'étude objective et scientifique de la matière ou de l'énergie, l'homme, au fond, agit à l'intérieur d'une espèce de cercle magique qu'il a lui-même tracé. Seul sort de ce cercle pour rejoindre la nature celui qui régresse de la conscience personnelle mise en forme vers la subconscience. Cette voie commence par les obscurs sensations organiques, par l'émergence de complexes et d'automatismes psychiques à l'état libre ─ c'est-à-dire échappant aux contrôles du cerveau ─ et se développe ensuite en descendant dans les profondeurs de la subconscience physique.

Certaines recherches récentes ont apporté des éléments utiles à la définition de ce processus de régression, y compris d'un point de vue positif. Grâce à des anesthésies locales provoquées expérimentalement, on a tenté de suivre ce qui se produit dans les fonctions psychiques lorsque sont progressivement neutralisées les strates du cortex cérébral, des strates les plus périphériques et les plus récentes aux strates les plus internes et les plus anciennes, jusqu'à l'élimination totale de l'action du cerveau et jusqu'au passage au système sympathique, lequel s'est avéré encore lié à certaines formes de conscience. Ces expériences ont montré que disparaissent en premier les catégories sur lesquelles reposent, à l'état de veille, la perception de la nature et l'enchaînement logique des pensées de la personnalité consciente. Lorsque sont atteintes des couches plus profondes, la même conscience courante et claire du « Moi » s'évanouit ; on est alors sur le seuil de fonctions inconscientes, en relation immédiate avec la vie végétative. Cette frontière marque précisément la fin de la « personne », et le seuil de l'impersonnel, de la « nature ».

Ce à quoi l'Antiquité a donné les noms de génies, d'esprits des éléments, de dieux de la nature, etc., ne se réduisait pas ─ si l'on met de côté les interprétations populaires superstitieuses, le folklore et les formulations poétiques ─ à une pure et simple fable. Il s'agissait, certes, d'« imaginations » ─ à savoir de formes produites, en des circonstances précises, par une faculté analogue à celle qui agit pendant le rêve en rapport avec le système sympathique. Mais, primordialement, ces « imaginations » dramatisaient de différentes façons, comme dans le cas des rêves précisément, les obscures expériences psychiques de contact avec les forces dont les formes, les êtres et les lois visibles de la nature ne sont que la manifestation.

De même, les phénomènes de clairvoyance dite « naturelle », ou bien de clairvoyance somnambulique, dépendent d'une neutralisation et d'une exclusion du cerveau, ainsi que de la persistance d'une conscience réduite ─ qui subsiste chez certains êtres grâce à des circonstances particulières ─ au système sympathique précisément. Les principaux plexus de celui-ci, et surtout de plexus solaire, se changent alors en un sensorium et assument la fonction du cerveau, qu'ils exercent sans l'aide de l'instrument des sens physiques au sens strict, sur la base de stimuli et de sensations qui ne viennent pas de l'extérieur, mais du dedans. Naturellement, selon les cas, les produits de cette activité ont un caractère plus ou moins direct ; nous voulons dire qu'ils sont plus ou moins mêlés aux formes qu'ils utilisent pour se traduire et pour devenir conscient, et qu'ils sont plus ou moins informés par l'élément spatiotemporel propre au cerveau. Mais, si grande que soit la part des scories, une marge incontestable d'objectivité demeure dans ces phénomènes, qui se confirme parfois aussi sous une forme nette, à travers la correspondance entre les données ainsi obtenus et les données contrôlables sur la base des perceptions physiques passées au crible de la conscience de veille et organisées par elle.

Cela fournit déjà un élément pour s'orienter. Il existe toute une zone « psychique », « occulte », par rapport à la conscience habituelle. Cette zone, réelle à sa façon (ni illusion « subjective », ni « hallucination »), ne doit pas pour autant être prise pour le « spirituel » en tant que valeur, et encore moins confondue avec le « surnaturel ». On serait encore mieux fondé à parler ici d'« infra-naturel », et à dire que ceux qui s'ouvrent passivement, en mode « extatique », à ce monde, régressent en réalité, passant, sur le plan intérieur, d'un degré supérieur à un degré inférieur.

Pour l'homme, toute mesure positive de la vraie spiritualité doit être fournie par la conscience claire, active et distincte : celle qu'il possède lorsqu'il scrute objectivement la réalité extérieure ou lorsqu'il assemble les termes d'un raisonnement logique, d'une déduction mathématique, ou prend une décision concernant sa vie morale. Sa conquête, ce qui définit sa place dans la hiérarchie des êtres, est là, et nulle part ailleurs. A l'inverse, lorsqu'il s'enfonce dans les états d'un mysticisme nébuleux, d'une dissolution panthéiste et dans la phénoménologie ─ si « sensationnelle » soit-elle ─ qui se vérifie dans les conditions de la régression, de l'évanouissement psychique, de la transe, il ne monte pas, mais descend sur l'échelle de la spiritualité, passe d'un plus à un moins dans l'ordre de l'esprit. Loin de surmonter la « nature », il se livre à elle, devenant même l'instrument des forces démoniques renfermés dans les formes que prend cette nature.

Ce n'est que lorsqu'on a bien pris conscience de ce point qu'on peut formuler l'idée d'une autre orientation spirituelle, différente et opposée. Elle doit servir à mesurer ce qu'il peut y avoir de valable dans le « spiritualisme » et qui peut être proposé à ceux qui, possédant une vocation et une qualification particulières, cherchent une « transcendance », quelque chose de plus élevé que ce qu'offre la vision moderne de l'homme et du monde, l'espace pour une liberté supérieure par-delà les conditionnement et le non-sens de l'existence contemporaine et les formes résiduelles des confessions religieuses. En règle générale, il s'agit d'affirmer la nécessité d'une voie vers des expériences qui, loin de « réduire » la conscience, la transforment en supra-conscience, qui, loin d'abolir la claire présence à soi-même si facile à conserver pour un homme sain et éveillé parmi les choses matérielles et dans les activités pratiques, l'élève à un degré supérieur, pour ne pas altérer les principes qui constituent l'essence de la personnalité, mais au contraire pour les compléter.

La voie vers des expériences de ce genre est la voie vers le vrai surnaturel. Mais cette voie n'est pas commode ni, pour la plupart des gens, séduisante. Elle suppose précisément une attitude opposée à celle des adeptes enthousiastes du « spiritualisme » et de ceux qui sont simplement poussés par un besoin confus d'évasion ; elle suppose une attitude et une volonté d'ascèse, au sens originel de ce terme, à séparer de ses connotations d'ordre dévotionnel, mortifiant et monastique.

Il n'est pas facile d'aider la mentalité moderne à considérer et à juger sous l'angle de l'intériorité, elle qui s'en tient à l'apparence, au « phénomène », ou à la sensation. Il est encore moins facile, après les dévastations opérés par le biologisme, l'anthropologie et l'évolutionnisme, de lui faire comprendre le sens de cet enseignement qui fut, et qui est encore nominalement, un enseignement catholique : la dignité et la destination surnaturelles de la personne humaine.

Or c'est bien là le point fondamental du sujet que nous traitons. Seuls ceux qui comprennent cela peuvent reconnaître, en effet, que dans tout ce qui n'est plus matériel il existe deux domaines distincts, et même antithétiques. Le domaine qui correspond à des formes de conscience inférieures au niveau de l'état de veille de la personne humaine normale, est l'ordre naturel, au sens le plus vaste. L'autre ordre, et lui seul, est d'ordre surnaturel. L'homme est situé entre ces deux domaines, et celui qui sort d'une condition de stase ou d'équilibre précaire peut graviter vers l'un ou l'autre. Selon la doctrine de la dignité et de la destination surnaturelles de l'homme, celui-ci n'appartient pas à la « nature », ni au sens matérialiste qu'a ce terme pour l'évolutionnisme et le darwinisme, ni au sens « spiritualiste » que lui accordent le panthéisme et des conceptions du même genre. En tant que personnalité, l'homme s'élève déjà au-dessus des âmes mystiques des choses et des éléments, il dépasse le fond d'une « cosmicité » indifférenciée ─ et sa vision de choses physiques claires, aux contours nets, objectives dans l'espace, de même que son expérience de pensées bien précises et logiquement enchaînées, expriment déjà une espèce de purification et de libération par rapport à ce monde, malgré la limitation des horizons et des possibilités qui en dérive. quand au contraire l'homme y retourne, il abdique et trahit sa destination surnaturelle : il vend son « âme ». Il emprunte, consciemment ou inconsciemment, la voie descendante, alors que s'il était resté fidèle à sa fin, il lui aurait été éventuellement donné de s'affranchir de tout état conditionné, si « cosmique » soit-il.

Cette mise à plat schématique du problème offre déjà un premier repère face aux différents courants « spiritualistes ». Le passage à la critique de chacun d'entre eux servira à préciser et à compléter au fur et à mesure ce que nous venons d'exposer, et permettra d'envisager, en même temps, les possibles points de référence positifs.

julius evola,spiritualisme

Julius Evola ─ Masques et visages et spiritualisme contemporain (1932)
Chapitre I : Le surnaturel dans le monde moderne
Édition Pardès, 1991, p. 11-24.

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