Au-delà des croyances de chacun, il existe des principes fondamentaux de toute vie humaine que le brouillage de tous les repères exige de rappeler.
Et d'abord, comme l'a génialement formulé Heidegger dans Être et Temps (Sein und Zeit) l'essence de l'homme est dans son existence et non dans un « autre monde ». C'est ici et maintenant que se joue notre destin jusqu'à la dernière seconde. Et cette seconde ultime a autant d'importance que le reste d'une vie. C'est pourquoi il faut être soi-même jusqu'au dernier instant, surtout au dernier instant. C'est en décidant soi-même, en voulant vraiment son destin que l'on est vainqueur du néant. Il n'y a pas d'échappatoire à cette exigence puisque nous n'avons que cette vie dans laquelle il nous appartient d'être entièrement nous-mêmes ou de n'être rien. Homère avait très bien suggéré cette grande vérité, mais, à son habitude, sans conceptualiser.
Dans leur diversité, les hommes n'existent que par ce qui les distingue, clans, peuples, nations, cultures, civilisations, et non par ce qu'ils ont superficiellement en commun. Seule leur animalité est universelle. La sexualité est commune à toute l'humanité autant que la nécessité de se nourrir. En revanche, chaque civilisation a sa manière singulière, qui n'appartient qu'à elle, de ritualiser l'amour, d'accommoder les aliments et les boissons – arts, gastronomie, coutumes... procèdent d'un effort millénaire de création dans la continuité de soi. L'amour entre deux personnes de sexe opposé tel que le conçoivent les Européens, et qu'à magnifié l'amour courtois à partir du XIIe siècle, est déjà présent de façon implicite dans les poèmes homériques. De même, la perception forte de ce qu'est une personne, l'existence politique de cités libres, l'idée fondamentale aussi que les hommes ne sont pas étrangers à la nature, qu'ils en épousent le cycle de renouvellement perpétuel incluant la naissance et la mort, qu'enfin du pire peut surgir le meilleur, ce sont là des particularités constitutives déjà présentes dans les poèmes fondateurs qui nous offrent des modèles pour nous retrouver.
Même quand ils ne le savent pas, les individus et les peuples ont un besoin vital de racines, de traditions et de civilisations propres, c'est-à-dire de continuités apaisantes, de rites, d'ordre intériorisé, et de spiritualité. Nous, Européens, avons faim de beauté, notamment dans les petites choses de la vie, dans les œuvres d'art véritables, la musique, l'architecture et la littérature. Autrement dit, ces vérités dont beaucoup de peuples restent conscients ont été souvent effacés chez les Européens d'aujourd'hui par les effets conjugués de l'universalisme chrétien et de celui des Lumières, transposés dans le cosmopolitisme des sociétés marchandes. La croyance en notre vocation universelle est erronée et dangereuse. Elle est erronée parce qu'elle nie les autres cultures et les autres civilisations qu'elle voudrait anéantir au profit d'une prétendue culture mondiale de la consommation et des « droits de l'homme » qui ne sont que les droits de la marchandise. Cette croyance est dangereuse parce qu'elle enferme les « Occidentaux » dans un ethnocentrisme négateur des autres cultures. Elle leur interdit de reconnaître que les autres hommes ne sentent pas, ne pensent pas, ne vivent pas comme eux, et que ces particularités sont légitimes, pour autant qu'on ne veuille pas nous les imposer.
Ayant ces réalités à l'esprit, on peut poser comme principe qu'il n'y a pas de réponse universelle aux questions de l'existence et du comportement. Chaque peuple, chaque civilisation a sa vérité et ses dieux également, sans lesquelles les individus, hommes ou femmes, privés d'identité, donc de substance et de profondeur, sont précipités dans un trouble sans fond. Comme les plantes, les hommes ne peuvent se passer de racines. Mais leurs racines ne sont pas seulement celles de l'hérédité, auxquelles on peut être infidèle, ce sont également celles de l'esprit, c'est-à-dire de la tradition qu'il appartient à chacun de se réapproprier.
Dominique Venner – Un samouraï d'Occident : Le bréviaire d'un insoumis
Épilogue : Les hommes n'existent que par ce qui les distingue
Édition PGDR, 2013, p. 291-294.