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René Guénon : De l’antitradition à la contre-tradition

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470025301.png     Les choses dont nous avons parlé en dernier lieu ont, comme toutes celles qui appartiennent essentiellement au monde moderne, un caractère foncièrement antitraditionnel ; mais en un sens elles vont encore plus loin que l’« antitradition », entendue comme une négation pure et simple, et elles tendent à la constitution de ce qu’on pourrait appeler plus proprement une « contre-tradition ». Il y a là une distinction semblable à celle que nous avons faite précédemment entre déviation et subversion, et qui correspond encore aux deux mêmes phases de l’action antitraditionnelle envisagée dans son ensemble : l’« antitradition » a eu son expression la plus complète dans le matérialisme qu’on pourrait dire « intégral » tel qu’il régnait vers la fin du siècle dernier ; quant à la « contre-tradition », nous n’en voyons encore que les signes précurseurs, constitués précisément par toutes ces choses qui visent à contrefaire d’une façon ou d’une autre l’idée traditionnelle elle-même. Nous pouvons ajouter tout de suite que, de même que la tendance à la « solidification », exprimée par l’« antitradition », n’a pas pu atteindre sa limite extrême qui aurait été véritablement en dehors et au-dessous de toute existence possible, il est à prévoir que la tendance à la dissolution, trouvant à son tour son expression dans la « contre-tradition », ne le pourra pas davantage ; les conditions mêmes de la manifestation, tant que le cycle n’est pas encore entièrement achevé, exigent évidemment qu’il en soit ainsi ; et pour ce qui est de la fin même de ce cycle, elle suppose le « redressement » par lequel ces tendances « maléfiques » seront « transmuées » pour un résultat définitivement « bénéfique », ainsi que nous l’avons déjà expliqué plus haut. D’ailleurs, toutes les prophéties (et bien entendu, nous prenons ici ce mot dans son sens véritable) indiquent que le triomphe apparent de la « contre-tradition » ne sera que passager et que c’est au moment même où il semblera le plus complet qu’elle sera détruite par l’action d’influences spirituelles qui interviendront alors pour préparer immédiatement le « redressement » final ; il ne faudra, en effet, rien de moins qu’une telle intervention directe pour mettre fin, au moment voulu, à la plus redoutable et à la plus véritablement « satanique » de toutes les possibilités incluses dans la manifestation cyclique ; mais sans anticiper davantage, examinons un peu plus précisément ce que représente en réalité cette « contre-tradition ».

     Pour cela, nous devons nous reporter encore au rôle de la « contre-initiation » : en effet, c’est évidemment celle-ci qui, après avoir travaillé constamment dans l’ombre pour inspirer et diriger invisiblement tous les « mouvements » modernes, en arrivera en dernier lieu à « extérioriser », si l’on peut s’exprimer ainsi, quelque chose qui sera comme la contrepartie d’une véritable tradition, du moins aussi complètement et aussi exactement que le permettent les limites qui s’imposent nécessairement à toute contrefaçon possible. Comme l’initiation est, ainsi que nous l’avons dit, ce qui représente effectivement l’esprit d’une tradition, la « contre-initiation » jouera elle-même un rôle semblable à l’égard de la « contre-tradition » ; mais, bien entendu, il serait tout à fait impropre et erroné de parler ici d’esprit, puisqu’il s’agit précisément de ce dont l’esprit est le plus totalement absent, de ce qui en serait même l’opposé si l’esprit n’était essentiellement au delà de toute opposition, et qui, en tout cas, a bien la prétention de s’y opposer, tout en l’imitant à la façon de cette ombre inversée dont nous avons parlé déjà à diverses reprises ; c’est pourquoi, si loin que soit poussée cette imitation, la « contre-tradition » ne pourra jamais être autre chose qu’une parodie et elle sera seulement la plus extrême et la plus immense de toutes les parodies, dont nous n’avons encore vu jusqu’ici, avec toute la falsification du monde moderne, que des « essais » bien partiels et des « préfigurations » bien pâles en comparaison de ce qui se prépare pour un avenir que certains estiment prochain, en quoi la rapidité croissante des événements actuels tendrait assez à leur donner raison. Il va de soi, d’ailleurs, que nous n’avons nullement l’intention de chercher à fixer ici des dates plus ou moins précises, à la façon des amateurs de prétendues « prophéties » ; même si la chose était rendue possible par une connaissance de la durée exacte des périodes cycliques (bien que la principale difficulté réside toujours, en pareil cas, dans la détermination du point de départ réel qu’il faut prendre pour en effectuer le calcul), il n’en conviendrait pas moins de garder la plus grande réserve à cet égard, et cela pour des raisons précisément contraires à celles qui meuvent les propagateurs conscients ou inconscients de prédictions dénaturées, c’est-à-dire pour ne pas risquer de contribuer à augmenter encore l’inquiétude et le désordre qui règnent présentement dans notre monde.

 
     Quoi qu’il en soit, ce qui permet que les choses puissent aller jusqu’à un tel point, c’est que la « contre-initiation », il faut bien le dire, ne peut pas être assimilée à une invention purement humaine qui ne se distinguerait en rien, par sa nature, de la « pseudo-initiation » pure et simple ; à la vérité, elle est bien plus que cela, et pour l’être effectivement il faut nécessairement que, d’une certaine façon, et quant à son origine même, elle procède de la source unique à laquelle se rattache toute initiation, et aussi, plus généralement, tout ce qui manifeste dans notre monde un élément « non-humain » ; mais elle en procède par une dégénérescence allant jusqu’à son degré le plus extrême, c’est-à-dire jusqu’à ce « renversement » qui constitue le « satanisme » proprement dit. Une telle dégénérescence est évidemment beaucoup plus profonde que celle d’une tradition simplement déviée dans une certaine mesure, ou même tronquée et réduite à sa partie inférieure ; il y a même là quelque chose de plus que dans le cas de ces traditions véritablement mortes et entièrement abandonnées par l’esprit, dont la « contre-initiation » elle-même peut utiliser les « résidus » à ses fins ainsi que nous l’avons expliqué. Cela conduit logiquement à penser que cette dégénérescence doit remonter beaucoup plus loin dans le passé ; et si obscure que soit cette question des origines, on peut admettre comme vraisemblable qu’elle se rattache à la perversion de quelqu’une des anciennes civilisations ayant appartenu à l’un ou à l’autre des continents disparus dans les cataclysmes qui se sont produits au cours du présent Manvantara1. En tout cas, il est à peine besoin de dire que, dès que l’esprit s’est retiré, on ne peut plus aucunement parler d’initiation ; en fait, les représentants de la « contre-initiation » sont, aussi totalement et plus irrémédiablement que de simples profanes, ignorants de l’essentiel, c’est-à-dire de toute vérité d’ordre spirituel et métaphysique qui, jusque dans ses principes les plus élémentaires, leur est devenue absolument étrangère depuis que « le ciel a été fermé » pour eux2. Ne pouvant conduire les êtres aux états « supra-humains » comme l’initiation, ni d’ailleurs se limiter au seul domaine humain, la « contre-initiation » les mène inévitablement vers l’« infrahumain », et c’est justement en cela que réside ce qui lui demeure de pouvoir effectif ; il n’est que trop facile de comprendre que c’est là tout autre chose que la comédie de la « pseudo-initiation ». Dans l’ésotérisme islamique, il est dit que celui qui se présente à une certaine « porte » sans y être parvenu par une voie normale et légitime, voit cette porte se fermer devant lui et est obligé de retourner en arrière, non pas cependant comme un simple profane, ce qui est désormais impossible, mais comme sâher(sorcier ou magicien opérant dans le domaine des possibilités subtiles d’ordre inférieur)3 ; nous ne saurions donner une expression plus nette de ce dont il s’agit : c’est là la voie « infernale » qui prétend s’opposer à la voie « céleste » et qui présente en effet les apparences extérieures d’une telle opposition, bien qu’en définitive celle-ci ne puisse être qu’illusoire ; et comme nous l’avons déjà dit plus haut à propos de la fausse spiritualité où vont se perdre certains êtres engagés dans une sorte de « réalisation à rebours », cette voie ne peut aboutir finalement qu’à la « désintégration » totale de l’être conscient et à sa dissolution sans retour4.

     Naturellement, pour que l’imitation par reflet inverse soit aussi complète que possible, il peut se constituer des centres auxquels se rattacheront les organisations qui relèvent de la « contre-initiation », centres uniquement « psychiques », bien entendu, comme les influences qu’ils utilisent et qu’ils transmettent, et non point spirituels comme dans le cas de l’initiation et de la tradition véritable, mais qui peuvent cependant, en raison de ce que nous venons de dire, en prendre jusqu’à un certain point les apparences extérieures, ce qui donne l’illusion de la « spiritualité à rebours ». Il n’y aura d’ailleurs pas lieu de s’étonner si ces centres eux-mêmes, et non pas seulement certaines des organisations qui leur sont subordonnées plus ou moins directement, peuvent se trouver, dans bien des cas, en lutte les uns avec les autres car le domaine où ils se situent étant celui qui est le plus proche de la dissolution « chaotique », est par là même celui où toutes les oppositions se donnent libre cours, lorsqu’elles ne sont pas harmonisées et conciliées par l’action directe d’un principe supérieur, qui ici fait nécessairement défaut. De là résulte souvent, en ce qui concerne les manifestations de ces centres ou de ce qui en émane, une impression de confusion et d’incohérence qui, elle, n’est certes pas illusoire et qui est même encore une « marque » caractéristique de ces choses ; ils ne s’accordent que négativement, pourrait-on dire, pour la lutte contre les véritables centres spirituels, dans la mesure où ceux-ci se tiennent à un niveau qui permet à une telle lutte de s’engager, c’est-à-dire seulement pour ce qui se rapporte à un domaine ne dépassant pas les limites de notre état individuel1. Mais c’est ici qu’apparaît ce qu’on pourrait véritablement appeler la « sottise du diable » : les représentants de la « contre-initiation », en agissant ainsi, ont l’illusion de s’opposer à l’esprit même auquel rien ne peut s’opposer en réalité ; mais en même temps, malgré eux et à leur insu, ils lui sont pourtant subordonnés en fait et ne peuvent jamais cesser de l’être, de même que tout ce qui existe est, fût-ce inconsciemment et involontairement, soumis à la volonté divine à laquelle rien ne saurait se soustraire. Ils sont donc, eux aussi, utilisés en définitive, quoique contre leur gré, et bien qu’ils puissent même penser tout le contraire, à la réalisation du « plan divin dans le domaine humain »1 ; ils y jouent, comme tous les autres êtres, le rôle qui convient à leur propre nature, mais au lieu d’être effectivement conscients de ce rôle comme le sont les véritables initiés, ils ne sont conscients que de son côté négatif et inversé ; ainsi, ils en sont dupes eux-mêmes, et d’une façon qui est bien pire pour eux que la pure et simple ignorance des profanes puisque, au lieu de les laisser en quelque sorte au même point, elle a pour résultat de les rejeter toujours plus loin du centre principiel, jusqu’à ce qu’ils tombent finalement dans les « ténèbres extérieures ». Mais si l’on envisage les choses non plus par rapport à ces êtres eux-mêmes, mais par rapport à l’ensemble du monde, on doit dire que, aussi bien que tous les autres, ils sont nécessaires à la place qu’ils occupent en tant qu’éléments de cet ensemble et comme instruments « providentiels », dirait-on en langage théologique, de la marche de ce monde dans son cycle de manifestation, car c’est ainsi que tous les désordres partiels, même quand ils apparaissent en quelque sorte comme le désordre par excellence, n’en doivent pas moins nécessairement concourir à l’ordre total.

 
     Ces quelques considérations doivent aider à comprendre comment la constitution d’une « contre-tradition » est possible, mais aussi pourquoi elle ne pourra jamais être qu’éminemment instable et presque éphémère, ce qui ne l’empêche pas d’être vraiment en elle-même, comme nous le disions plus haut, la plus redoutable de toutes les possibilités. On doit comprendre également que c’est là le but que la « contre-initiation » se propose réellement et qu’elle s’est constamment proposé dans toute la suite de son action, et que l’« antitradition » négative n’en représentait en somme que la préparation obligée ; il nous reste seulement, après cela, à examiner encore d’un peu plus près ce qu’il est possible de prévoir dès maintenant, d’après divers indices concordants, quant aux modalités suivant lesquelles pourra se réaliser cette « contre-tradition ».

rené guénon

René Guénon  Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, (1945)
Chapitre XXXVIII : De l'antitradition à la contre-tradition,
Édition Gallimard, 1972, p. 255-260.

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