« [...] Frédéric II Hohenstaufen, sorte de surdoué, très tôt orphelin de père et de mère, virtuose des techniques de combat, intellectuel formé à toutes les disciplines, doté de la bosse des langues vivantes et mortes, se …verra refuser d’abord la dignité impériale par l’autocrate Innocent III : « C’est au Guelfe que revient la Couronne car aucun Pape ne peut aimer un Staufer ! » Ce que le Pape craint par-dessus tout c’est l’union des Deux-Siciles (Italie du Sud) et l’Empire germano-italien, union qui coincerait les États pontificaux entre deux entités géopolitiques dominées par une seule autorité. Frédéric II a d’autres plans, avant même de devenir Empereur : au départ de la Sicile, reconstituer, avec l’appui d’une chevalerie allemande, espagnole et normande, l’œcumène romano-méditerranéen.
Son projet était de dégager la Méditerranée de la tutelle musulmane, d’ouvrir le commerce et l’industrie en les couplant à l’atelier rhénan-germanique. C’est la raison de ses croisades, qui sont purement géopolitiques et non religieuses : la chrétienté doit demeurer, l’islam également, ainsi que les autres religions, pour autant qu’elles apportent des éclairages nouveaux à la connaissance. En ce sens, Frédéric II redevient « romain », par une tolérance objective, ne cherchant que la rentabilité pragmatique, qui n’exclut pas le respect pieux des valeurs religieuses : cet Empereur qui ne cesse de hanter les grands esprits (Brion, Benoist-Méchin, Kantorowicz, de Stefano, Horst, etc.) est protéiforme, esprit libre et défenseur du dogme chrétien, souverain féodal en Allemagne et prince despotique en Sicile ; il réceptionne tout en sa personne, synthétise et met au service de son projet politique. Dans la conception hiérarchique des êtres et des fins terrestres que se faisait Frédéric II, l’Empire constituait le sommet, l’exemple impassable pour tous les autres ordres inférieurs de la nature. De même, l’Empereur, également au sommet de cette hiérarchie par la vertu de sa titulature, doit être un exemple pour tous les princes du monde, non pas en vertu de son hérédité, mais de sa supériorité intellectuelle, de sa connaissance ou de ses connaissances. [...]
L’Empereur, donc le politique, est également responsable du savoir, de la diffusion de la « vérité » : en créant l’université de Naples, en fondant la faculté de médecine de Salerne, Frédéric II affirme l’indépendance de l’Empire en matière d’éducation et de connaissance. Cela ne lui fut pas pardonné (destin de ses enfants).
L’échec du redressement de Frédéric II a sanctionné encore davantage le chaos en Europe centrale. L’Empire qui est potentiellement facteur d’ordre n’a plus pu l’être pleinement. Ce qui a conduit à la catastrophe de 1648, où le morcellement et la division a été savamment entretenue par les puissances voisines, en premier lieu par la France de Louis XIV. Les autonomies, apanages de la conception impériale, du moins en théorie, disparaissent complètement sous les coups de boutoir du centralisme royal français ou espagnol. Le « droit de résistance », héritage germanique et fondement réel des droits de l’homme, est progressivement houspillé hors des consciences pour être remplacé par une théorie jusnaturaliste et abstraite des droits de l’homme, qui est toujours en vigueur aujourd’hui.
Toute notion d’Empire aujourd’hui doit reposer sur les quatre vertus de Frédéric II Hohenstaufen : justice, vérité, miséricorde et constance. L’idée de justice doit se concrétiser aujourd’hui par la notion de subsidiarité, donnant à chaque catégorie de citoyens, à chaque communauté religieuse ou culturelle, professionnelle ou autre, le droit à l’autonomie, afin de ne pas mutiler un pan du réel. La notion de vérité passe par une revalorisation de la « connaissance », de la « sapience » et d’un respect des lois naturelles. La miséricorde passe par une charte sociale exemplaire pour le reste de la planète. La notion de constance doit nous conduire vers une fusion du savoir scientifique et de la vision politique, de la connaissance et de la pratique politicienne quotidienne.
Nul ne nous indique mieux les pistes à suivre que Sigrid Hunke, dans sa persepective « unitarienne » et européo-centrée : affirmer l’identité européenne, c’est développer une religiosité unitaire dans son fonds, polymorphe dans ses manifestations ; contre l’ancrage dans nos esprits du mythe biblique du péché originel, elle nous demande de réétudier la théologie de Pélagius, l’ennemi irlandais d’Augustin. L’Europe, c’est une perception de la nature comme épiphanie du divin : de Scot Erigène à Giordano Bruno et à Gœthe. L’Europe, c’est également une mystique du devenir et de l’action : d’Héraclite, à Maître Eckhart et à Fichte. L’Europe, c’est une vision du cosmos où l’on constate l’inégalité factuelle de ce qui est égal en dignité ainsi qu’une infinie pluralité de centres, comme nous l’enseigne Nicolas de Cues.
Sur ces bases philosophiques se dégageront une nouvelle anthropologie, une nouvelle vision de l’homme, impliquant la responsabilité (le principe « responsabilité ») pour l’autre, pour l’écosystème, parce que l’homme n’est plus un pécheur mais un collaborateur de Dieu et un miles imperii, un soldat de l’Empire. Le travail n’est plus malédiction ou aliénation mais bénédiction et octroi d’un surplus de sens au monde. La technique est service à l’homme, à autrui.
Par ailleurs, le principe de « subsidiarité », tant évoqué dans l’Europe actuelle mais si peu mis en pratique, renoue avec un respect impérial des entités locales, des spécificités multiples que recèle le monde vaste et diversifié. Le Prof. Chantal Millon-Delsol constate que le retour de cette idée est due à 3 facteurs :
1. La construction de l’Europe, espace vaste et multiculturel, qui doit forcément trouver un mode de gestion qui tiennent compte de cette diversité tout en permettant d’articuler l’ensemble harmonieusement. Les recettes royales-centralistes et jacobines s’avérant obsolètes.
2. La chute du totalitarisme communiste a montré l’inanité des « systèmes » monolithiques.
3. Le chômage remet en cause le providentialisme d’État à l’Ouest, en raison de l’appauvrissement du secteur public et du déficit de citoyenneté. « Trop secouru, l’enfant demeure immature ; privé d’aide, il va devenir une brute ou un idiot ».
La construction de l’Europe et le ressac ou l’effondrement des modèles conventionnels de notre après-guerre nécessite de revitaliser une « citoyenneté d’action », où l’on retrouve la notion de l’homme coauteur de la création divine et l’idée de responsabilité. Tel est le fondement anthropologique de la subsidiarité, ce qui a pour corollaire : la confiance dans la capacité des acteurs sociaux et dans leur souci de l’intérêt général ; l’intuition selon laquelle l’autorité n’est pas détentrice par nature de la compétence absolue quant à la qualification et quant à la réalisation de l’intérêt général.
Mais, ajoute C. Millon-Delsol, l’avènement d’une Europe subsidiaire passe par une condition sociologique primordiale : la volonté d’autonomie et d’initiative des acteurs sociaux, ce qui suppose que ceux-ci n’aient pas été préalablement brisés par le totalitarisme ou infantilisés par un État paternel (solidarité solitaire par le biais de la fiscalité ; redéfinition du partage des tâches). Notre tâche dans ce défi historique, donner harmonie à un grand espace pluriculturel, passe par une revalorisation des valeurs que nous avons évoquées ici en vrac au sein de structures associatives, préparant une citoyenneté nouvelle et active, une milice sapientiale. »
Robert Steuckers, extrait de « La Notion d’Empire, de Rome à nos jours »
Conférence prononcée à la tribune du « Cercle Hélios », Île-de-France, 1995.