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Georges Sorel : « Apologie de la violence »

Georges_Sorel.jpgLes hommes qui adressent au peuple des paroles révolutionnaires sont tenus de se soumettre à de sévères obligations de sincérité ; parce que les ouvriers entendent ces paroles dans le sens exact que leur donne la langue et ne se livrent point à une interprétation symbolique. Lorsqu'en 1905, je me suis hasardé à écrire, d'une manière un peu approfondie, sur la violence prolétarienne, je me rendais parfaitement compte de la grave responsabilité que j'assumais en tentant de montrer le rôle historique d'actes que nos socialistes parlementaires cherchent à dissimuler avec tant d'art. Aujourd'hui, je n'hésite pas à déclarer que le socialisme ne saurait subsister sans une apologie de la violence.

C'est dans les grèves que le prolétariat affirme son existence. Je ne puis me résoudre à voir dans les grèves quelque chose d'analogue à une rupture temporaire de relations commerciales qui se produirait entre un épicier et son fournisseur de pruneaux, parce qu'ils ne pourraient s'entendre sur les prix. La grève est un phénomène de guerre ; c'est donc commettre un gros mensonge que dire que la violence est un accident appelé à disparaître des grèves.

La révolution sociale est une extension de cette guerre dont chaque grande grève constitue un épisode ; c'est pourquoi les syndicalistes parlent de cette révolution en langage de grèves ; le socialisme se réduit pour eux à l'idée, à l'attente, à la préparation de la grève générale, qui, semblable à la bataille napoléonienne, supprimerait tout un régime condamné.

Une telle conception ne comporte aucune de ces exégèses subtiles dans lesquelles excelle Jaurès. Il s'agit d'un bouleversement au cours duquel patrons et État seraient mis dehors par les producteurs organisés. Nos Intellectuels, qui espèrent obtenir de la démocratie les premières places, seraient renvoyés à leur littérature ; les socialistes parlementaires, qui trouvent dans l'organisation créée par la bourgeoisie les moyens d'exercer une certaine part de pouvoir, deviendraient inutiles.

Le rapprochement qui s'établit entre les grèves violentes et la guerre est fécond en conséquences. Nul ne doute (sauf d'Estournelles de Constant), que la guerre n'ait fourni aux républiques antiques les idées qui forment l'ornement de notre culture moderne. La guerre sociale, à laquelle le prolétariat ne cesse de se préparer dans les syndicats, peut engendrer les éléments d'une civilisation nouvelle, propre à un peuple de producteurs. Je ne cesse d'appeler l'attention de mes jeunes amis sur les problèmes que présente le socialisme considéré au point de vue d'une civilisation de producteurs ; je constate qu'il s'élabore aujourd'hui une philosophie suivant ce plan qu'on soupçonnait à peine il y a quelques années ; cette philosophie est étroitement liée à l'apologie de la violence.

Je n'ai jamais eu pour la haine créatrice l'admiration que lui a vouée Jaurès ; je ne ressens point pour les guillotineurs les mêmes indulgences que lui ; j'ai horreur de toute mesure qui frappe le vaincu sous un déguisement judiciaire. La guerre faite au grand jour, sans aucune atténuation hypocrite, en vue de la ruine d'un ennemi irréconciliable, exclut toutes les abominations qui ont déshonoré la révolution bourgeoise du dix-huitième siècle. L'apologie de la violence est ici particulièrement facile.

Il ne servirait pas à grand'chose d'expliquer aux pauvres qu'ils ont tort de ressentir contre leurs maîtres des sentiments de jalousie et de vengeance ; ces sentiments sont trop dominateurs pour qu'ils puissent être comprimés par des exhortations ; c'est sur leur généralité que la démocratie fonde surtout sa force. La guerre sociale, en faisant appel à l'honneur qui se développe si naturellement dans toute armée organisée, peut éliminer les vilains sentiments contre lesquels la morale serait demeurée impuissante. Quand il n'y aurait que cette raison pour attribuer au syndicalisme révolutionnaire une haute valeur civilisatrice, cette raison me paraîtrait bien décisive en faveur des apologistes de la violence.

L'idée de la grève générale, engendrée par la pratique des grèves violentes, comporte la conception d'un bouleversement irréformable. Il y a là quelque chose d'effrayant ─ qui apparaîtra d'autant plus effrayant que la violence aura pris une plus grande place dans l'esprit des prolétaires. Mais, en entreprenant une oeuvre grave, redoutable et sublime, les socialistes s'élèvent au-dessus de notre société légère et se rendent dignes d'enseigner au monde les voies nouvelles.

On pourrait comparer les socialistes parlementaires aux fonctionnaires dont Napoléon avait formé une noblesse et qui travaillaient à renforcer l'État légué par l'Ancien Régime. Le syndicalisme révolutionnaire correspondrait assez bien aux armées napoléoniennes, dont les soldats accomplirent tant de prouesses, tout en sachant qu'ils demeureraient pauvres. Qu'est-il demeuré de l'Empire ? Rien que l'épopée de la Grande Armée ; ce qui demeurera du mouvement socialiste actuel, ce sera l'épopée des grèves.

(Matin, 18 mai 1908.)

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Georges Sorel ─ Réflexions sur la violence (1908)
Appendice II : Apologie de la violence,

Édition Kontre Kulture, 2014, p. 219-221.

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